Québec

Quand Québec a voté « non », je n’avais que 5 ans. Je me souviens de ce moment, quand même, très clairement. C’était une soirée hivernale typique, sombre et sourdine, coincée entre les murs d’un appartement, lui aussi, typique, dans les banlieues de Moscou, habité par une famille typiquement malheureuse. L’air était visqueux et sec, les armoires et les portes semblaient immenses, la réalité dense et les adultes, qui se bougeaient lentement d’une pièce à l’autre dans la lumière tamisée, me paraissaient vastes et effrayants.

À l’époque, je ne comprenais pas la majorité de ce dont ils étaient en train de discuter, et ils profitaient encore de cette courte période où l’on peut jaser de n’importe quoi sans s’inquiéter de la présence d’une personne tierce. Outre ces géants qui se trouvaient dans le même endroit que moi et pour cette raison me semblaient plutôt réels, il y en avait un autre, un peu flou et décoloré, fort rapetissé et entassé dans une boîte qu’on a montée sur le frigo, près de table à manger. Il était tout rétréci et parlait si doucement que j’avais du mal à l’entendre, mais, malgré son apparence, son pouvoir sur les autres géants était formidable. Dès qu’il fit son apparition, les regards des adultes se braquèrent sur lui et pour un petit bout de temps, tout le monde cessa de parler.

— Les souverainistes au Québec ont perdu de justesse le référendum de l’indépendance. Cette fois, le vote était extrêmement serré : 50,58 % des québécois se sont prononcés contre la séparation de la province du Canada, et 49,42 % ont voté en faveur de la souveraineté. L’écart entre les deux camps n’était donc que quelques milliers de votes.

— De nouveau ! — se cria dans son coin de la chambre une silhouette sombre que j’avais l’habitude d’appeler mon père.

— Ah, ils le font chaque année, d’après moi, — dit une autre masse un peu plus compacte et un peu moins menaçante, située dans un autre coin. C’était, selon mes mémoires (qui étaient pas très nombreuses à ce moment-là) ma mère.

— C’est quoi Québec ? — demandai-je soudainement, tout en jetant mes petits mots, encore pas très stables et pas bien articulés, dans un énorme tourbillon d’orage qui formait devant mes yeux, composé de la lumière du soir, l’électricité, le vapeur, la fumée de cigarettes, la chaleur de gaz, le bleu et le rouge, les lèvres et les dents qui se tournèrent vers moi et formèrent soudain une image des deux adultes tout à fait fascinés et en même temps dérangés par leur fils qui fut entré dans la pièce en pleine discussion potentiellement intime et osa poser sa question bête et naïve, mais, quand même, digne d’attention.

— Mais qu’est-ce que tu fais là, mon cher ? N’est-il pas trop tard pour te balader comme ça ?

— Je ne veux pas dormir, — répondis-je.

C’est simple. Quand on est enfant, on dit ce qu’on peut dire, et si l’on n’a pas des mots pour exprimer quelque chose qu’on ressent, on ne le dit pas. Tout ce qui sort de ta bouche — c’est la vérité, sèche et brève, les informations en temps réel, la transmission directe de l’essence au langage, sans sous-titres et sans adaptation. Les centres linguistiques de ton cerveau essaient de leur mieux de faire le travail de Google Translate pour ce fleuve de conscience qui les inonde, mais s’ils n’arrivent pas, ils n’arrivent pas.

— Qu’est-ce que Québec ? — répétai-je. Je commençai d’apprécier cet acte de jeter les mots dans un médium où ils créent les ondes, un peu comme les cercles à la surface de l’eau causés par un caillou.

— Bah, écoute, — commença la grande silhouette d’homme qui me faisait toujours peur, peu importe les sons qui venaient de son côté.

— Le Québec, — lui coupa la parole une autre masse avec les lèvres rouges et les cheveux roux, — le Québec et une province francophone au milieu du Canada, elle veut s’en sortir, mais le Canada ne le lui permet pas.

J’ai imaginé un petit morceau de territoire, tout vert, couvert des plantes tropicales et habité par les animaux exotiques. Il y avait des petits lacs avec de l’eau incroyablement claire qui reflétait le ciel parfaitement bleu, pointillé par quelques nuages et des volées d’oiseaux. Tout autour des lacs, il y avait des jolis petits bâtiments avec des toits blancs et cheminées de briques. Les résidents dans leurs propres jardins levaient la tête vers le ciel et me saluaient gaiement, tout en souriant et s’appuyant chacun sur son outil de jardinier. C’était un pays de mes rêves, et je voulais y aller tout de suite. Il était entouré de tous côtés par Canada — je ne savais pas qu’était le Canada, mais le son du mot me suggérait une vision du territoire de couleur vert clair, presque transparente, monotone et sans aucun mouvement, qui encerclait mon Québec, qui le serrait et qui menaçait de l’engloutir. Son contraste avec cette transparence blême et inanimée, stérile et indifférente était si fort que je craquai et éclata en pleurs.

Mais qu’est-ce qui s’est passé, mon petit, me dit la voix que je connaissais comme la voix de mère, mais qu’est-ce qui t’est arrivé, me rapprochèrent les masses de l’air, de la fumée, les lèvres et les dents, les mains et les visages, ils voulurent me toucher, ils voulurent me saisir, je criai de toutes mes forces et je me mis à courir. Je courais à travers le couloir, je courais jusqu’à ma chambre, je me jetai sous mon lit, je me pressai désespérément contre le mur, et le mur s’ouvra, je me lançai dans la porte cachée, sans me questionner si ça pourrait être dangereux ou si je pourrais rebrousser chemin, je me lançai dans le vide, je perdis le sens de gravité, je volais, je flottais, je faisais les virages. Je croisai enfin l’Atlantique, et je vis les contours du continent, Terre, criai-je, Terre, j’aperçus le vert, le bleu, les palmiers, les lacs, les petites maisons avec les toits blancs, les jardins et les gens dans leurs jardins, ils étaient en plein travail, les hommes et les femmes, les québécois et les québécoises, les sœurs et les frères, les mères et les pères, les citoyens, le peuple, mon peuple, mon pays, ma maison, ma famille—

— T’es ok toé là ? — entendis-je la voix qui sembla appartenir à mon père.

Je me tournai dans sa direction et j’ouvris mes yeux. Je me suis réveillé. La nuit fut douce et calme. Les nuages, légères et croustillantes, croisèrent le ciel étoilé. Je me levai et je m’assis sur mon lit. J’étais seul. Dans ma chambre. Sur Terre. Dans l’espace. Libre. Vivant. Indépendant.

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