L’eau

Quand tu regardes la pluie dans les yeux
Les gouttes bombardent ton visage, elles tombent sur tes joues et s’écrasent
Mais les autres, eux, suivent immédiatement
Elles continuent à faire la même chose : elles chutent, elles bombardent et elles s’écrasent
Et puis les autres encore reprennent le cycle en visant ta pâle figure du ciel gris et bouché des nuages
La pluie s’intensifie, et ça devient presque douloureux
Les gouttes, elles te battent, elles te forcent à retourner dans ton petit appart au rez-de-chaussée
Comme si elles te demandaient
« Mais qu’est-ce que tu regardes ? Qu’y a-t-il d’intéressant ici pour toi par ce temps ?
Laisse-nous tranquilles, on fait son boulot. Regarde la grande image— »

La grande image qui est constituée
De fenêtres jaunâtres
Creusées dans des murs mouillés
Par la lumière fanée du jour
Et le scintillement de la télé qui les fait luire de l’intérieur
D’un dîner
Et des mains d’une femme en train de préparer les plats et mettre la table
De lèvres légèrement arrondies
Où disparaissent vivement les morceaux de délicatesses fait maison
De zones
De confort
Autour de chacun dans la salle à manger
Des yeux d’enfants et leurs pensées parfois brusquement interrompues
Parfois même pas complètement traduites dans le langage de mots et d’objets
Des murs qui semblent imbiber l’humidité et devenir pleins de pluie
Pleins de nuages et de grisaille
Comme des vieilles éponges qu’on laisse sécher à côte de l’évier, n’ayant pas d’envie de l’essorer pour éviter le sentiment désagréable de l’eau tiède coulant sur sa peau

La pluie tombe
Les murs s’imprègnent d’eau
Les bâtiments semblent devenir gonflés
Ils s’alourdissent, s’affalent, ils perdent leur forme et restent avachis dans les rues dépeuplées, laissant couler les petits ruisseaux d’eau sur les pavés
Qui se répandent partout dans la ville
La lumière, l’électricité, la chaleur des chambres
Les odeurs de la nourriture qui vient d’être préparé
Le silence
Le sentiment inexplicablement doux, calme et un peu mélancolique dont la dernière note on peut parfois rattraper quand on sort, malgré le grondement d’âme bercée, sous la pluie et se promène lentement dans la rue toujours déserte — comme si en récompense

On dit souvent
« Quelque chose dans l’air »
Est-ce les odeurs qui deviennent soudainement plus fortes, enflammant par inadvertance toutes les mémoires dormantes et soigneusement cachées ?
Les voix de premiers passants qui sortent prudemment de leurs refuges dans les boutiques et sous les portes cochères des vieux immeubles et qu’on entend avec telle clarté et tel détail que parfois cela donne lieu à un sentiment presque incommode de partager la même pièce avec un inconnu — est-ce ça ?
La couleur du ciel renouvelé après la tempête, la proximité soudaine de derniers débris de l’armée atmosphérique, qui retraite précipitamment ?
On se pose ces questions, et on finit par cesser d’essayer de trouver la réponse
Qui est, en fait, là
Si proche et en même temps inatteignable
On la connaît déjà
En fait, on l’a toujours connu
Elle était toujours si évidente
Si claire et si simple
Qu’on n’avait jamais besoin de la mettre en mots
Pour la mieux comprendre
Ou bien pour l’« internaliser » comme le disaient les grandes figures floues et un peu effrayantes
Surnommées papa et maman

Et alors, quand soudainement il nous arrive
Le mieux-comprendre
Et l’internaliser
Le moyen de le faire n’est pas là
Non pas parce que les mots nous manquent
Mais parce que nous avions longtemps oublié comment faire pour les inventer
Nonobstant
Nous le comprenons quand même, sans verbalisation et vocalisation
Perdus au beau milieu d’une bizarre territoire où le sens n’a pas encore accompli sa transformation en lexique et les cordes vocales se sont assouplis un instant, comme indécises entre le son de sanglots et celui de rire de soulagement

Seul dans une rue mouillé, sous le ciel dégagé et la noirceur de l’univers qui cache devant lui et qui ne s’intéresse généralement pas ni aux mots, ni aux objets, ni aux sons qui s’échappent finalement des lèvres étrangement tordues
Figé dans le temps et suspendu dans la chute libre
Toi, tu comprends tout

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