La paix

Le moment où la guerre a été gagnée — ce n’était pas le moment où les bicolores ont repoussé les tricolores et ont repris le contrôle des villes principales. Ce n’était pas le moment où les développeurs frontend et les architectes des systèmes d’information ont finalement reçu les armes envoyées par les allies et se sont lancés en contre-attaque, chassant leur ennemi vers les frontières et se vengeant des camarades tombés. Ce n’était pas non plus le moment où le groupe d’oligarques est, après une hésitation initiale, entré dans les salles de la forteresse au sein du royaume méchant et s’est approché au pas timide, mais décisif du trône avec l’intention de mettre fin à la folie du tzar. Ce n’était pas, bizarrement, le moment où les foules de jeunes hipsters, de femmes frustes, de professeurs aux cheveux ébouriffés, des entrepreneurs qui ont tout perdu, des mères de soldats amaigries par leur deuil et des pères de familles jusque-là silencieux, ont inondé les ruelles du centre-ville de la capitale maudite, en mélangeant l’aigre esprit de liberté avec l’air estival et en charriant les échafaudages de la dictature. Non.

Ce moment n’était pas mentionné dans les actualités, il n’a pas été rapporté par un correspondant courageux d’un rare média étranger qui s’était installé sur le balcon d’une bâtisse typique, muni d’un casque et d’un gilet pare-balles, observant la marée humaine et essayant de faire entendre par-dessus de vacarme son compte rendu. Ce moment n’a pas attiré l’attention des blogues, il n’a pas été partagé dans des chaînes Telegram pour ensuite être démenti par les autorités comme une fausse rumeur et enseveli sous des milliers d’infox.

Rien de ça. À vrai dire, ce n’était même pas un évènement. Et il ne se déroulait pas, à proprement parler, dans un endroit bien défini. Et, en toute franchise, il n’y avait pas vraiment une heure précise où il s’est produit. Mais il était néanmoins tout à fait réel — réel comme l’odeur du savon qui perce l’ouïe quand on rentre brièvement dans la salle de bain pour récupérer son portable oublié, sans allumer la lumière, et on voit les bouteilles de shampooing et les tubes de dentifrice se profiler sur le fond du carrelage mural dans la douce obscurité diluée par quelques faibles rayons du soleil d’après-midi qui grimpe lentement les échelles anguleuses des bâtiments voisins. Il était réel comme toutes les heures que j’avais passées dans mon lit, lové dans la position de fœtus, incapable de me lever et de me mettre à travailler, ligoté avec les cordes d’oisiveté et immobilisé par le gaz toxique d’incertitude. Il était réel comme le goût du sucre que j’utilisais pour assouplir le choc, comme le son du réveil que j’éteignais violemment afin de rattraper quelques heures du sommeil furtif dans le lit si chaud après la nuit si courte à cause du scrollage interminable de média sociaux.

Ce moment où j’ai, sans aucun prétexte, éteint la radio, supprimé toutes les applications de nouvelles, bloqué tous les sites d’information et, en me rapprochant de mon bureau pour enfin entamer le travail suspendu, j’ai entendu le son de la musique. Amorti par l’épaisse couche de béton et, peut-être, par la pudeur innée de la personne dans la pièce adjointe, il passait quand même à travers le mur, puis, en remplissant la cubature blanche et minimaliste de mon appartement, il se synchronisait de manière très bizarre et difficilement descriptible avec l’immobilité des objets dans la semi-obscurité de la salle de bain et l’absence de nouvelles du front, avec les reflets de soleil couchant sur les guidons des vélos enchaînés à la rampe en bas de l’immeuble, avec les moires jaunâtres de la lumière électrique sur le clavier légèrement ridé de mon piano, ce qui, plus bizarre encore, dans son ensemble donnait naissance au sentiment très claire et presque immanquable de la grande paix mondiale.

On ne sait pas pourquoi dans l’univers jeune, il y avait juste un tout petit peu plus de matière que d’antimatière, ce qui au bout du compte a permis à nous tous d’exister. On ignore pourquoi, à un certain point, quand la matière s’organise et passe de la masse inanimée à un être vivant, en traversant une frontière invisible, de la noirceur du substrat émerge la lucidité de la conscience. On ne peut pas expliquer certaines particularités de notre monde, alors on les accepte comme les faits bruts. De même façon, je ne peux pas expliquer pourquoi la soudaine intrication des positions de bouteilles et des flacons, des ondes de son passant à travers le mur entre les appartements et l’odeur de parfum teenageur dissoute dans l’air transparent et fraîche de ma pièce remplie de la lumière de la première semaine de mars, pourquoi tout ça a résulté en une émergence de la notion de paix, si bien cachée pendant plus d’un demi-siècle — je ne le sais ; mais je sais pertinemment que c’est comme ça qu’on a gagné cette guerre, bien avant qu’elle ne soit déclenchée.