Un homme au bord de l’océan

Un homme au bord de l’océan
Une goutte de conscience
Venu à la rencontre des gouttes d’eau
Qui sautent en l’air qui éclaboussent son visage
Qui le taquinent
Le saluent
Lui disent allo mon vieux
Bonjour/hi
Bienvenue chez vous
Ravi de te voir
Ou bien revoir pour une énième fois
Même si ta mémoire ne conserve que les deux dernières
L’été 2017 l’été 2022
En omettant tous les hivers et les automnes de tous les ans
Avant qu’on commençât à suivre ce drôle de calendrier
De tous les millénaires des ères et des éons qu’on a passés ensemble
Moi dans mon lit rocheux roulant mes vagues verdâtre
Toi sur le fond, fumant noir, flottant, sans te mouver, petit et impuissant
Sans résister aux forces et aux lois
De ce qu’on appellera une centaine d’étages géologiques plus haut « nature »
Puis, à la réflexion, encore dans quelques siècles, « physique »
Res-pe-c-ti-ve-ment

Moi, m’étendant, remplissant les crevasses brûlantes
Entre les terres lisses, arides, jamais censées porter un nom
Toi, barbotant, noyant, mourant, disparaissant, recommençant encore
T’accrochant à la vie, développant pour ça
Des cils vibratiles, des antennes, des pinces et des nageoires
Rampant sur la rive déserte
Haletant pour l’air
Encore trop sec et pauvre en oxygène
Frappant le sol avec les jambes pas encore suffisamment robustes pour te promener dans les forêts primaires et sur les roches nues
Poussant les cris les râles les hurlements
Courbant ton cou énorme
Couronné d’une tête massive aux yeux d’un être rapace
Me voyant briller luire rouler mes vagues sans cesse

Moi, orageux, fâché, furieux, impitoyable
Chavirant les navires, brisant les mâts, ingurgitant tes hommes
Toi, aux manettes, débout, les yeux remplis de peur
Visage émacié, les cheveux mêlés, les muscles tendus d’effort
Avec lequel tu tiens à la vie
Ton habitude la plus opiniâtre

Moi, calme, moi, boueux et gris
Toi, t’attardant une seconde durant l’embarquement
En ignorant le fait que les bombes peuvent se mettre à tomber à tout instant
Tournant ta tête, petite, à peine protégée
Pour m’observer
Sans le comprendre
Arrêtant sur ton chemin
Pendant ta promenade matinale
Posant ton sac par terre
Enlevant tes baskets ton jean ton Apple Watch et ta chemise blanche
Mettant ton pied sur le sable imbibé de l’eau, semé d’éclats et arrosé d’écume
Sentant le picotement des petits cailloux et les caresses des algues
Souriant
Respirant de pleins poumons
Puis me disant salut mon vieux
On est de la même famille
La goutte de conscience
Une épave de l’âme
Un homme au bord de l’océan
Si seul qu’on le croit unique