La bouffe

Pendant plusieurs années, j’étais dépendant de la bouffe. Je dirais même que j’étais accro. Ouf ! Eh oui. Mais bon, mais bon, je peux le dire, car maintenant, je n’en suis plus. C’est du passé. C’était dur d’en sortir, mais je l’ai fait, sans aide de psy, sans groupes de soutien, sans (ou presque) livres de développement personnel, tout seul, comme le fameux baron Münchhausen, qui s’est pris lui-même par les cheveux pour se sauver de la noyade dans un marécage.

Et pendant que je le faisais, pendant tout ce temps, je cherchais à comprendre, c’était justement quoi qui m’a conditionné à être ce type de junkie. Il était où, le maudit point de départ ? On dit souvent que les plus gros fumeurs sont ceux qui ont été sevrés trop tôt en tant que nourrissons, que les consommateurs avides d’ecstasy, en vérité, cherchent désespérément la guérison pour leur traumatisme d’enfance et que les joueurs et les ivrognes héritent leur plaie de leurs parents malchanceux. Je me demandais alors, c’était donc quoi, le déclencheur de ma frénésie alimentaire, mon trigger, mon square one ?

Était-ce le garde-manger dans la cuisine à la datcha, dans le monde villageois parfait, où je passais les journées interminables d’étés pleins de transparence et du plaisir exquis de rien faire, étaient-ce les rayons de cette grande armoire en chêne, / vieille de cent ans, avec l’odeur complexe du bois sec, / du pain moisi, / des goûts de cinq générations, des larmes de femmes, de la sueur des hommes, de leurs espoirs communs et de l’amour brisé, saisi par chance dans les bavures d’encre qu’on laissées en hâte il y a deux guerres et demie ?

Ces rayons, si longs, si profonds, pétris des aliments, des graines, de légumes, des conserves, du sucre, des biscuits, des bonbons, des gâteaux — toutes ces denrées que ma grand-mère accumulait comme si pour pouvoir survivre un hiver nucléaire — sans qu’il y en eût un véritable besoin — à cause de sa propre folie, alimentée par ses mémoires du siège de Léningrad — étaient-ce bien ces friandises que je cherchais dans tous les coins, en les découvrant avec facilité dans ses cachettes futiles, pour les mettre tout de suite dans ma bouche, me faire saliver, les croquer, les envelopper avec ma langue, les balayer dans mon estomac, pour, encore inconsciemment, ajouter une légère touche biochimique au goût du bonheur parfait qui, même avec son azur impeccable du ciel, la verdure des arbustes et la lumière éblouissante du soleil toujours à son zénith, manquait juste un peu de contraste, de délicatesse, d’éclat, de l’edge ?

Était-ce l’emplacement des rayons dans le garde-manger qui, vingt ans plus tard, m’a regardé en face dans les rangées des supermarchés, avec leurs contenus bigarrés, cette fois pas du tout cachés ou interdits, mais, tout au contraire, toujours exposés, bien illuminés et toujours à la portée de main ; était-ce le drôle de visage reconstitué, à la fois répugnant et attirant, de mon bonheur même, qui me souriait et me disait doucement avec ses lèvres inégales, en imitant la voix de ma grand-mère et en modifiant juste un peu l’ordre des mots dans sa phrase : « Mon chou ! Mais mange encore des bonbons, ça fait tellement du bien ! ». C’est bien ça ?

Était-ce la forme du filet à provisions dans lequel ma grand-mère apportait les denrées quand elle faisait ses courses une fois par semaine — ce qui nécessitait qu’elle allât au centre-ville, aux grands magasins, une démarche pour laquelle il fallait s’endimancher, se coiffer et même utiliser le rouge à lèvres acheté dans les années 70, si peu appliqué qu’il en restait encore plus d’une moitié ? Ou bien c’étaient plutôt les sacs en plastique qu’apportait plus tard, dans les années de vaches maigres, ma mère, rentrant de son boulot par une soirée particulièrement froide et noire au milieu d’un hiver urbain, fermant la porte et me demandant d’une voix fatiguée, mais rendue douce et affectueuse avec un effort titanesque : « Vas-y, aide-moi, ma puce, mets la bouffe dans le frigo, s’il te plaît ! ». Était-ce ce rituel de glisser la main à l’intérieur d’un sac et en tirer un objet, une forme, un emballage encore inconnu, mais que les doigts commencaient déjà à tâter en devinant son contenu et en envoyant au cerveau les avertissements préliminaires : « Du fromage ! Les bananes ! Les gaufres ! Peut-être de la crème glacée ! Je répète, il y a fort à parier que c’est de la glace ! Oui, on a de la glace ici, les gars, accrochez vos ceintures, on y va ! », ce qui enclenchait la production intensifiée de la salive et de dopamine. Probablement, c’était bien ceci. Et cela. Et encore plein d’autres choses, toutes confondues. Je ne sais plus.

Ce que je sais avec certitude, par contre, c’est que la bouffe occupait une énorme place dans ma vie — mais pas une place particulière, pas une superficie ou un volume spécifique — elle était éparpillée à travers tous les âges, toutes les soirées d’hiver et les journées d’été, tous les états d’esprit, de l’effarement à la joie, elle était là en permanence, matérielle ou éphémère.

Les produits alimentaires, aussi étrange que ça puisse paraître, avait toujours un aspect poétique et fantasmagorique pour moi. Je sais que ça sonne bizarre, mais c’était comme ça. La première barre de chocolat avec des noix et du nougat, avec une mince couche du caramel qui s’étirait, formant un long fil brunâtre quand, après avoir rentré les dents dans sa superficie vierge pour entamer le premier morceau, on tirait le reste de la barre vers le bas un peu trop vite et avec un peu trop d’effort, n’étant toujours pas au courant de cet aspect curieux du caramel, un truc tout nouveau et étonnant pour un ado famélique. Le silence dans lequel on mâchait les ingrédients, formant d’eux une masse compacte et très, très dense, faite des allusions, des sentiments, des émotions, de l’étonnement, de la curiosité, du désir, du bien, du meilleur, du parfait, ce grumeau qui se fondait sur la langue et égouttait abondamment dans l’œsophage, poussant les glandes salivaires à leurs limites jamais atteintes, surchargeant les circuits neurales et faisant un petit monstre nouveau-né dans le noyau accumbens, encore luisant de la bave sucrée courir acharnement dans sa roue, sans jamais lui expliquer pourquoi il le fallait.

Le son caractéristique qui se produisait quand on ouvrait la canne de coca et se faisait éclabousser par un jet écumeux et sucré, dont les gouttes retombaient sur les joues, sur les paupières, sur les doigts et coulaient jusqu’aux coins des lèvres, pénétrant à l’intérieur de la bouche et atteignant les papilles avant qu’on ne fît le premier gorge, excitant les sens et chatouillant la langue de telle manière que cette première gorge fusse déjà celle de quelqu’un d’avide et d’assoiffé.

Le bruit du paquet de chips, le craquement des gaufres, la lente noyade des dents dans le chocolat, la viscosité du caramel, la paralysie des sens, la brillance du moment, l’aisance d’avaler, le son troublant et en même temps réconfortant de ses propres mâchoires qui mêlent les glucides avec les quantités parfaites des gras — la consommation, plus de faim, plus de faim, plus de faim, plus—

Ça faisait du bien. C’était bien doux et réconfortant. Je flottais dans l’océan tiède et peu profond de l’indulgence et de la dopamine. C’était bien bon, comme j’ai dit. Mon cerveau complétait le cercle vicieux du gavage et regret à la nouvelle fringale en un temps encore plus court que n’était la distance entre le début du paragraphe et cette épiphore totalement inutile. Puis, un jour, je suis entré dans mon supermarché préféré pour faire mes achats honteux, comme d’habitude. C’était le samedi, je crois, fin de la journée, mi-juillet, l’odeur des fleurs, la lumière estompée du soir, / les nuages lents, les toits aigus et sombres / qui percaient la pulpe des cieux / azurs teintés du pourpre, / le mur carrelé, l’évier, la petite lucarne au plafond. Les offres spéciales, les prix réduits, les étiquettes rouges, les étiquettes vertes m’indiquant les produits bio (c’est bon pour la santé !).

Je contemplais les entrailles d’un énorme garde-manger, où, parmi les sachets de graines et les paquets du thé qui ne m’intéressaient pas, se cachaient mes friandises préférées : les barres de chocolat, les bonbons avec de la confiture, les gaufres et les gâteaux croquants saupoudrés de sucre. J’entendais la voix de ma grand-mère qui se mêlait aux voix des personnages d’une série latino-américaine qu’on regardait tous les soirs à la télé, je savais exactement quelle était la proportion acceptable, qui signifiait que ma grand-mère était encore dans le salon, je savais quand il fallait devenir prudent, parce qu’elle s’éloignait de la télé et pouvait théoriquement se diriger vers la cuisine, et quand il fallait immédiatement cesser toute recherche et se filer à tout instant, car elle était juste derrière la porte.

Je fouillais les rayons. Je cherchais les bonbons. Je retirais, avec prudence, les couvercles des boîtes en métal avec les étiquettes trompeuses « Farine » et « Sel », et je remplissais mon panier avec mes friandises préférées, croustillantes, pétillantes, molles et douces, j’imaginais déjà comment je vais y enfoncer mes crocs, les entourer de ma langue, les amorcer et retirer le reste de ma bouche d’un geste bien calculé qui va produire l’effet désiré du fil de caramel, les approcher de nouveau à mon visage, laisser leurs molécules entrer dans mes narines avant que je ne morde / un autre morceau, / pour que l’action même de mordre devienne vorace, hâtive et impatiente, / comme par peur de s’affamer entre ces deux bouchées. Je m’approchais à la caisse, bercé par le mouvement léger et prévisible du fil des clients, chacun portant son propre panier, rempli de ses propres denrées, qui provoquait en lui ses propres expériences subjectives du bonheur absolu, impénétrables pour personne d’extérieur. Avez-vous une carte de client ? Non. 18 euros, s’il vous plaît, monsieur. Avec une carte bancaire ? Bien sûr. Entrez le PIN, s’il vous plaît.

— ¿Me entiendes, Maria? ¡Te amo! Quédate conmigo, te lo ruego.

— Pero Julio, hay que entiendas tú también que este niño que llevo, que no es—

— Petit, tu es où ?

Ma grand-mère est soudainement surgie dans le corridor, directement derrière la porte de la cuisine. Comment était-ce possible ? Comment ai-je pu rater ce moment ? Comment pouvait se tromper mon système d’avertissement infaillible ? En tout cas, c’était une urgence, je devais interrompre l’opération immédiatement. Le couvercle est retombé sur la boîte aux bonbons en produisant le bruit perfidement reconnaissable.

— Mon grand, voles-tu à nouveau des bonbons ? Aïe-aïe-aïe, honte à toi !

— Quieres decir que no es…

— No es el tuyo, Julio. Lo siento.

— Maria !

— Aïe-aïe-aïe, — répétait ma grand-mère, plus fort et en me regardant directement depuis la porte, juste au moment où j’essayais de fermer la porte du garde-manger sans faire du bruit et, en faisant ça, ai fait tomber mon larcin de poche me ma chemise.

— Monsieur, votre code PIN, s’il vous plaît ? — m’a demandé la vendeuse d’une voix crispée et menaçant de passer à un registre supérieur si je ne réagis pas dans les deux prochaines secondes.

— Tu sais bien que manger les bonbons avant le souper, ça ne marche pas, n’est-ce pas, mon chou ?

— Julio, créeme, no quería hacerte daño, lo siento muchísimo, pero lo quiero, ¡lo quiero como si fuera el tuyo! Ya veras que tú también aprenderás a aceptarlo.

— ¿Quién? ¿Quién es? ¡Tengo derecho a saberlo!

— Monsieur, pourriez-vous entrer le code ? Allô ?

— En plus, voler — c’est encore pire que grignoter, mon chéri. Le comprends-tu ?

— Julio, no puedo decírtelo, porque quiero lo mejor para tu familia. Y además, hice una promesa.

— ¿Cómo es? Quieres decir que te acostaste con mi padre, ¿es eso? ¡Dime la verdad, puta!

— Monsieur ?

La vendeuse s’est penchée vers moi et a commencé à se lever de sa chaise, comme si la pause au milieu de laquelle on se trouvait dépassait les limites acceptables en enfreignant les lois psychophysiques qui assurent le bon fonctionnement de chaque supermarché, assemblant les clients dans les fils, les faisant faire les mêmes gestes et prononcer les mêmes phrases, elle s’est mise à voleter, se détacher de sa place et sortir de sa cabine transparente, mue par une force de nature encore pas étudiée, mais néanmoins extrêmement puissante. Dans un effort presque désespéré, sur le ton presque suppliant, elle m’a lancé depuis le plafond, barbotant dans l’air devenu visqueux et dense :

— Monsieur, veuillez saisir votre code PIN sur le clavier du lecteur !

J’ai baissé mes yeux et regardé les bouts de mes baskets — rouges et blancs, comme il y a vingt ans. Mes oreilles brulaient, mes joues devraient être écarlates de honte. J’ai commencé à sortir les bonbons, les barres de chocolat et les gaufres de mon panier et les mettre à côté de la caisse, sous les regards étonnés des gens derrière moi dans le fil. J’ai levé mon visage brièvement à la vendeuse, lui envoyant un regard perçant et plein de douleur, qui l’a instantanément attrapée, comme une corde de secours, et l’a ramenée à sa position habituelle sur son fauteuil, derrière son mur en plexiglas, les yeux fixés sur le client, mais pas trop longtemps, pour montrer la vive participation et disposition à aider, mais non pas pénétrer la vie privée. J’ai avalé la boule dans ma gorge et humecté mes lèvres asséchées, puis j’ai dit d’une voix d’un gamin qu’on a pris sur le fait et qui n’a plus d’excuses pour son comportement :

— Je suis désolé, mémère, je l’ai oublié.

— No te preocupas, Maria, répondit la tête de Julio sur l’écran du téléviseur, toujours allumé dans le salon vide, s’entremêlant de nouveau à la broderie de l’espace-temps, no lo diré a nadie.