On s’est rencontrés quelque part dans l’Internet — il est difficile à dire où exactement ; l’Internet est vaste, mais à ce moment-là, il était tout petit. Il a grandi avec nous tout en gardant en soi notre lieu de rencontre sans que nous puissions maintenant le déceler — un peu comme une petite cabane au Canada qui lentement devient le Canada entier à mesure qu’on scrolle le zoom en essayant d’occuper le reste d’une soirée d’hiver pas encore tuée avec une activité si vide qu’elle soudainement devient méditative ; un peu comme un dessin de M. C. Escher sur lequel on découvre finalement la dimension cachée. Bref, on ne se connaissait pas, et d’un coup — tac ! — on est devenus amis. Elle voulait apprendre l’allemand et venir travailler en Allemagne, moi, déjà y vivant et maîtrisant tant bien que mal la langue, j’étais prêt à aider, accueillir à la gare, montrer la ville, faire une petite excursion, commander une pizza, être copains comme cochons, etc.
Un jour, en effet, elle est venue me voir, et on a tout fait (sauf pizza et probablement quelques autres activités plutôt facultatives, mais en gros, c’était un succès). Puis, le temps s’est mis à couler (comme si, jusqu’ici, il ne faisait pas partie de l’histoire), les visages se sont mis à changer, les villes se sont mises à clignoter d’innombrables feux de fenêtres, à baver d’innombrables bavures des voies, à dégouliner de faibles gouttes des gens qui vont et qui viennent. L’Internet, comme il était déjà mentionné, est devenu grand, puis vaste, puis énorme, puis il a dévoré les villes, aspiré les voies comme de longues et molles pâtes pendouillant du coin d’une bouche géante, pourléché les gouttes des fenêtres et sucé au sec la limpide mélancolie des supérettes de nuit. Il s’est emmêlé dans la mimique et dans les contours des visages en leur donnant un aspect un peu plus agité, une teinte un peu bleuâtre et les inclinant sous un drôle de l’angle. Il est devenu omniprésent, et les sons d’un vieux modem, après une brève hésitation, se sont envolés vers les pays lointains et en plein développement, comme une volée d’oiseaux dont on ne s’est jamais préoccupé de savoir le nom d’espèce.
Elle et moi, on continuait à se parler, mais avec de plus en plus de délai entre les emails. Parfois, on faisait des blagues que pendant que les technologies numériques évoluent d’une manière exponentielle, nous, on s’enfonce de plus en plus dans le Moyen Âge en termes de la vitesse de communication. Enfin, c’est devenu presque ridicule avec des pauses à un ou deux mois, et, vers la fin de 2022, j’avais l’impression de m’approcher à la singularité. J’ai reçu sa lettre intitulée « Happy New Year ! » quelques jours après le nouvel an, et je me suis dit, il faut que je réponde maintenant.
Il faut que je réponde maintenant, sans tergiverser, me disais-je une semaine plus tard, en faisant une tartine de fromage avec du beurre de cacahouètes et en essayant de prolonger tant que faire se peut l’oisiveté d’une soirée ténébreuse du début de l’hiver.
Il faut que je réponde maintenant, me disais-je, en sirotant du café sur le balcon par une journée anormalement chaude de la fin du mois de janvier, pendant que le travail inachevé m’attendait dans la pièce.
Il faut / que je / réponde, marchais-je, en écrasant avec mon pas, comme Mayakovsky, les verstes des ruelles du quartier qui commençait à être ennuyant, en évitant de regarder trop autour de moi pour ne pas rencontrer les mêmes affiches décolorées qu’on a oublié d’enlever il y a des années, pour ne pas voir les mêmes constellations de fenêtres sur les façades délabrées qui semaient le firmament immobile de la monotonie, pour m’empêcher de penser combien mes promenades sont-elles devenues semblables à celles d’un veilleur de nuit.
Il-faut-que-je-ré-ponde, criais-je, sanglotais-je, allongé sur le plancher dans ma pièce, épuisé, harassé, hébété, éreinté, exsangue et presque prêt à accepter ma défaite en m’agenouillant devant la grande figure du monstre Baudelairien de l’Ennui qui se profilait sur la toile du ciel découpée par les toitures aiguës des immeubles voisins.
Et puis, j’ai craqué. Je me suis décroché du tapis de yoga sur lequel j’agonisais, j’ai rampé dans la direction de ma table, j’ai ouvert le laptop qui s’est quasiment congelé dans le froid absolu du Désespoir (version alternative : qui s’est presque ressoudé dans la chaleur infernale de l’Angoisse — c’est selon), je l’ai replié avec mes doigts glacés et couverts de gerçures, je me suis mis — je ne me souviens plus comment — dans la chaise et j’ai écrit ce qui suit.
Salut chère N*** !
D’abord, je suis terriblement désolé pour cette réponse tardive — en fait, tellement tardive que je pense presque avoir atteint la limite après laquelle on commence à se dire que la réponse serait peut-être plus insultante que son absence. Si tardive que je n’ai même pas osé appuyer sur « Répondre » dans Gmail et ai décidé de composer un nouveau message parce que « Re: Happy New Year ! » à la fin de la première semaine du printemps sonnerait si drôle que ça ne serait plus drôle, mais plutôt entièrement fucké.
En fait, ce petit mot québécois résume très bien tout ce que j’essayais de dire d’une manière si recherchée dans le premier paragraphe, tout ce qui se passait chez moi, tout ce que me submergeait tous les soirs et m’empêchait de sortir du lit tous les matins pendant ce temps de silence ; sans développer trop cette phrase déjà assez pesante, je dirai juste que ce mot même indique la direction dans laquelle je me bouge en ce moment-ci pour me tirer de cette boue par les cheveux comme le fameux Baron Münchhausen.
Je ne sais pas exactement comment j’y suis arrivé, mais quelque part, au début de l’hiver, je me suis retrouvé au beau milieu de la monotonie, profonde et épaisse. Tu connais X*** un peu, n’est-ce pas ? On a eu une chance de faire une petite balade quand tu étais ici de passage. C’est une belle ville, les ruelles, les boutiques, les drôles des bâtiments style RDA, les anciennes usines transformées en lofts, les quartiers hipster, la gare centrale, machin. Alors tout ça justement s’est transformé en une énorme roue de hamster faite de lundis, de vendredi-soirs, de weekends, des appels Teams, de la lumière dans les fenêtres en face, de la lettre « M » qui tourne sur le toit du plus haut immeuble de la ville (l’apothéose de l’architecture RDA), qui tourne jour et nuit et qui m’a tellement angoissé que j’étais sur le point d’écrire un courriel à la mairie pour leur dire qu’ils doivent l’éteindre la nuit, car sinon, j’aurai du mal à me contrôler. Bon, je rigole ici, évidemment, mais généralement, cette sensation de futilité et de la répétition incessante était si forte qu’un jour, je me suis retrouvé sur le plancher, sur mon tapis de yoga, en pleurs, incapable d’aller au bureau et complètement fucké — voilà, le mot surgit, fin le la partie noire de l’histoire, pardon pour l’oversharing.
Ce jour-là, j’ai dit à mes collègues que j’avais besoin de vacances ici et maintenant, sans même inventer la cause, puis j’ai éteint l’ordi, j’ai bloqué mon portable et je me suis mis à marcher. Je marchais par toutes ces ruelles, en passant devant toutes les anciennes usines, les boutiques, les drôles des édifices style RDA, les supermarchés où je me procurais du beurre de cacahouètes, la gare centrale, les parcs vides, etc. Puis je suis revenu chez moi et j’ai ramassé tout ce que j’ai accumulé pendant mes années ici et je l’ai jeté dans une grosse boite « zum Verschenken » que je l’ai mise près de la porte d’entrée de ma maison. Ensuite, j’ai appelé mon voisin français, une seule personne avec laquelle j’ai réussi à établir une relation amicale dans cette ville, et on s’est donné un rendez-vous pour s’empiffrer de la pizza dans un resto italien au centre-ville. On a pris une énorme Margarita et encore plus énorme Salami, puis on a fait un pizza-transplant, c’est-à-dire, on a échangé des morceaux tout en se tachant les vêtements de l’huile coulante, en créant de dégoutantes tiges du fromage chaud, en faisant tomber des miettes dans le café et en riant comme des fous. J’étais heureux comme un idiot.
En revenant chez moi (la boite avec mes affaires était déjà disparue), avant de me coucher, je me suis commandé sur l’Amazon les lumières, les plus brillantes et plus fortes dans l’univers observable (et inobservable probablement aussi, parce que s’il n’est pas observable, personne ne peut vérifier, enfin), je me suis commandé une nouvelle chemise à carreaux sur Zalando, j’ai enlevé les rideaux semi-transparentes de mes fenêtres pour que ma fucking voisine qui fume tous les soirs et tous les matins en me regardant jouer du piano avec un visage inexpressif, pour qu’elle puisse me voir plus clairement, sans filtre, dans le moindre détail, pour qu’elle sache que je suis là et que je bosse, que je répète et que je m’en fous du reste.
Lendemain matin, je me suis levé, je suis allé à la gym, je me suis fucké l’épaule en essayant de pousser un poids trop lourd pour mes frêles bras, j’ai envoyé les derniers documents au Canada qui voulait savoir les choses aussi bizarres et piquantes que les dernières dépenses de ma sœur dans un dépanneur du coin et ma relation avec les forces armées russes (je n’en ai aucune, voici un morceau de papier effrité et taché du thé sur lequel on peut encore lire et traduire du russe en français : « N’a pas effectué de service militaire »), puis, fraichement rasé et avec une coiffure en désordre méticuleusement calculé, je me suis assis devant la caméra et j’ai enregistré une vidéo de présentation en parlant français et anglais, trois minutes max, dans laquelle il fallait raconter de ses compétences professionnelles, en mentionnant ses plus grandes réussites et en montrant ses capacités communicatives. J’ai fait comme je l’aime, émotionnel, vite, nerveux, splendide, je l’ai envoyée et je me suis fait une tasse de café italien, car j’étais toujours dans le mood italien après la goinfrerie dans la pizzeria. Puis, en sortant sur le balcon, sans même regarder si ma voisine était déjà sur son poste, j’ai levé mes yeux vers le ciel azur et clair, le ciel du printemps si parfaitement printanier qu’il semblait être tiré d’une bande dessinée, et je me suis dit, en faisant la première, toujours la plus belle, gorgée, que ça va, et que maintenant, je peux te répondre que ça va sans aller trop dans les détailles. Ou juste un peu. Peut-être juste un tout petit peu, me suis-je dit, en ouvrant l’ordi et en commençant à écrire.
Ça va, j’espère que ce n’était pas trop de détails. Merci d’avoir lu mes épanchements, et désolé si je t’ai débordée un peu. Ça arrive parfois quand on ne répond pas tout de suite à ses amis et que, avant de le faire, on plonge dans une crise existentielle, se croyant tout seul dans l’univers (observable et inobservable). J’en suis sorti (de la crise), et maintenant, il faut que j’aille bosser, car j’ai tellement de deadlines ratées que j’aurais déjà été longtemps embauché si rater deadlines était un travail. Bonne journée à toi et à plus tard !
Jan