Où êtes-vous, les fils des oligarques qui achetiez des écharpes en cachemire dans le centre commercial « Quatre saisons » sur Roublyovka en tâtant savamment leur texture avec vos doigts tendres aux ongles bien manucurés ? Où êtes-vous, les filles des barons du pétrole qui fêtiez vos annivs au barbecue à l’américaine avec l’accompagnement de Coldplay en live bookés pour l’occasion et des cocktails à côté de la piscine ? Où êtes-vous, les petites sœurs qui faisiez des soirées pyjama dans vos chalets dans les villages clôtures à l’ouest de Moscou, où, dans vos chambres privées, il y avait des secrets, et des sanglots, et de la douceur, mais personne ne le saurait, car les clôtures étaient trop hautes et les fronts trop bas et la tempête de neige trop forte pour en déceler les détails, où êtes-vous ?
Où êtes-vous, les étudiants de l’École des hautes études en sciences économiques, de l’Université des finances, de MGIMO, qui sonne tellement comme un mot avec sa propre étymologie et sa place dans les références culturelles qu’on n’ose même pas essayer de le traduire en français en révélant ainsi sa nature gênante de l’abréviation — où êtes-vous, les gars qui saviez porter les chemises blanches, les faire entrer dans vos pantalons de telle manière qu’elles ne bouffaient pas tout au long de la journée, même si l’on allait s’engager dans de vifs débats sur les sujets politiques, lever ses mains dans un geste discret et harmonieux pour demander l’addition et danser jusqu’à l’aube dans un club fermé après avoir sniffé du coke, où êtes-vous ?
Où êtes-vous, les filles, celles des pères moins aisés et plus aisés, celles plongées entièrement dans le doux velours des villages de chalets avec vidéosurveillance et clôtures en acier, et celles suspendues entre le monde de luxe et le monde de la plèbe avec son métro assourdissant, sa neige sale au bord de la route et ses mots grossiers qui tombent des bouches mal fermées sur les corps malodorants ? Où êtes-vous, les enfants, dont les matins sont suaves, dont les lits sont défaits et les yeux grands ouverts, où êtes-vous, les mamans encore belles et séduisantes, immortelles, lestes, parfaites, longues, minces, qui parlez longuement parce que le temps le permet, qui pensez aux amours du passé et du futur, qui êtes sur un tout autre niveau de l’amour où l’amour n’existe que dans les flashs momentanés, quand une image d’un homme dans une chemise blanche touchant sa cravate, son regard fixé sur la caméra, ses cheveux jais parfaitement peignés et gominés, se superpose sur la vraie vie, sur la réalité du centre commercial où dans le vide presque inquiétant, multiplié par la transparence impeccable des portes en verre des boutiques des marques de luxe où vous vous trouvez, face au vendeur-consultant-tailleur qui vous regarde droit dans les yeux, qui ne baisse pas les yeux, qui sourit, qui va sourire, qui aime sourire, qui touche le bord de sa veste, qui touche la main qu’on lui tend, qui prend la carte de crédit, l’insère dans le lecteur, qui sourit, l’amour c’est ça, le moment qui arrive, le moment qui passe, le moment qui disparait, les mamans toujours belles, où êtes-vous dans le monde ?
Où êtes-vous, les familles de la petite et de la grande bourgeoisie de Moscou des années 2010 qui ressembliez aux héritiers, parfois à l’air farfelu et dérisoire, parfois incroyablement précis, de la haute société du XVIIIe, où êtes-vous sinon dans vos chalets ? Où êtes-vous sinon dans les restos avec la vue panoramique sur la ville ? Où êtes-vous sinon dans les boîtes de nuit privées, dans les courts de tennis couverts, dans les compartiments des trains suivant les voies qui se courbent selon la forme de la côte ? Êtes-vous encore là ?
Où êtes-vous sinon dans mes pensées ? Où, où-où-où, répond la pièce. Où, où-où-où, répond le volume du vide. Là, là-là-là, répond le son des carillons chinois oubliés sur le balcon d’un haut immeuble jadis prestigieux dans une zone clôturée antérieurement connue sous le nom « Quartier hollandais », dans le squelette de laquelle s’insère, sans trouver aucune résistance, le ciel uniformément céladon, clair, libre et immense, en remplissant sa forme du nouveau sens.