Le petit-matin dans l’appartement de mes grands-parents à Saint-Pétersbourg, très tôt — 5 heures, peut-être même 4 — le mois de juin, le soleil, grand, flou, s’est déjà levé, il déversait ses rais dans l’appartement à travers la fenêtre de l’atelier de mon grand-père, où ils se cassaient et se fondaient immédiatement en se transformant en des moires blanches sur le parquet, qui de là se répandaient par l’écluse des portes ouvertes de l’atelier et de la chambre de la grande-mère où je dormais, séparées par le court isthme du corridor, tous ensemble s’arrangeant en une forme d’enfilade ininterrompue. Les moires de lumière se répandaient depuis la haute fenêtre de l’atelier (dont les vitres avaient ce type de petits tourbillons figés qui se créent parfois à cause des défauts de fabrication) vers la psyché, eh oui, ce n’était rien d’autre qu’une psyché, avec un petit casier où l’on trouvait les produits cosmétiques des années 50, quand les couples allaient au cinéma pour voir n’importe quoi, les touches de machines à écrire faisaient « clac ! » en déclenchant le mouvement magique des leviers, et on les réglait avec un tournevis si besoin, une bouteille de parfum sans nom, son bouchon à jamais fusionné au goulot à cause du phénomène de diffusion et le rouge à lèvres de la marque « Primavera », parfaitement conservé et prêt à être utilisé.
Les moires du soleil se répandaient sur le parquet, ils remplissaient l’appartement, le soleil se levait, grand, jaune, chaud, je voyais la robe à polka dots d’Audrey Hepburn, les mains de Jeanne-Marie, la forêt de Botticelli, les parcs de Madrid, les vagues du canal Rideau, je les voyais tous, mais je ne savais que c’étaient eux, je ne pouvais pas le savoir, car ils étaient tous confondus, tous mélangés, tous comprimés dans une tache lumineuse, extrêmement dense, dense et chaude, comme le jeune univers, je regardais le parquet où frémissait le reflet du soleil qui poursuivait sa montée à peine commencée vers le midi, je me disais que c’était très particulier, que c’était un matin particulier d’une journée très particulière, où tout commence, je ne savais pas ce que ça voulait dire, tout, parce que tout n’était qu’une tache frémissante sur le parquet, mais je le voyais, il était si réel qu’il fallait dire quelque chose, donc je me disais, aussi bien que je pouvais le formuler, que c’était quelque chose de très particulier, je sortis mes bras de sous la couverture et je descendis à moitié du lit, un peu comme un amphibien sortant des eaux, comme on les représente souvent dans les manuels de biologie, de drôles des poissons à courtes pattes qui ont un jour décidé qu’il était temps, je me mis comme ça, m’appuyant sur mes bras, mes jambes toujours recouvertes, je voulais voir mieux le flot de la lumière qui continuait à affluer par la fenêtre dans l’atelier, je ne voulais rien rater, aucun détail, aucun moment, aucun geste de l’officier allemand qui mesurait des yeux le corps long et maigre de mon grand-père, un soldat ennemi réfugié dans son village sur le territoire occupé et ensuite trahi par les siens, car on n’est trahi que, l’expression sur son visage peut-être un peu allongé, pas du grand-père, mais de l’officier allemand, les coins de ses lèvres, rouge pâle, sèches, formant une sorte de sourire discret, j’allais dire zurückhaltend, exprimant toute la complexité de la tragédie mondiale superposée sur le plaisir d’être un de deux beaux hommes naturellement courtois qui se sont rencontrés au milieu de la folie incendiée par les goujats, le ton de sa voix, les paroles qui sortaient de sa bouche quand il disait, voici un rapport que j’ai reçu hier, lesen Sie mal bitte, et les yeux de mon grand-père qui exprimaient, eux aussi, quelque chose de si complexe et confus que la déception d’être trahi par ses propres voisins, suivie par l’appréciation du geste décent de l’adversaire, le crépitement de manteau en cuir d’icelui quand il montrait la porte, le craquement des lames du plancher sous les pieds d’un jeune homme qui a frôlé la mort, qui sortait vers la liberté, vers le champ à perte de vue, vers le vert, le rouge et l’azur, je regardais les moires du soleil danser sur le parquet, prendre les formes bizarres, se muer, se séparer et se fusionner de nouveau, tout était là, la robe d’Audrey Hepburn, la libération des pays occupés, les yeux de mon grand-père, le sourire de l’officier allemand, les mains qui dessinaient les reflets des réverbères dans les eaux de Neva, les mains fortes, les mains que le soleil tanna, la verdure riche et éclatante du jardin de Retiro, les vagues du canal Rideau, les bavures des étoiles descendant des ponts en vue de l’édifice du Parlement.
Je sortis de ma position reptilienne qui devenait dure à tenir et me glissai de nouveau sous la couverture en espérant de me rendormir, mais le sommeil ne venait plus, comme cela arrive souvent par des matins estivaux, si vastes, si nets et si effrontément réels qu’il semble presque un sacrilège de revenir dans l’espace flou et feutré du rêve au lieu de rester éveillé, émerveillé, immergé dans leur lumière envahissante. Je m’assis donc sur le lit en touchant le parquet, qui paraissait agréablement tiède, avec mes orteils, puis regardai l’horloge sur la table de nuit près de la psyché : il était 6 heures de matin. La ville grondait doucement, étant à cette heure probablement la plus proche dans le sens sonore à ce qu’elle était quand l’électricité n’existait pas encore, et les mots français venaient souvent plus facilement, la ville grondait comme ça, doucement, mais sans trop d’énergie, comme sans encore vouloir se dévoiler en tant que ville pour ne pas priver ses plus nobles citadins du droit de faire la grasse matinée. La grande rue, sur laquelle donnaient les fenêtres de l’atelier, était presque déserte, sauf quelques rares camions qui passaient vers le centre-ville en faisant du bruit avec leurs carrosseries vides et un taxi qui klaxonnait en attendant son client, dans lequel je reconnaissais, toujours sans arriver à le mettre en mots, moi-même. Je me levai du lit avec telle légèreté que je fis, tout involontairement, un petit bond, comme si mon corps était devenu quelque chose de nouveau que j’habituais encore à l’utiliser correctement. Le jour ne faisait que commencer. La lumière ayant déjà occupé quasiment toute la superficie du parquet, arriva à mes pieds, comme un ressac des vagues sur une plage déserte où je sortais des vagues du transparent en insaisissable sommeil dont le volume oscillait derrière moi.
Je mis la chemise un peu froissée sans trop respecter la symétrie de boutonnage et me dirigeai à la cuisine, où l’odeur de café attendait son tour pour entrer dans le jeu.