Trilobite

Lot n°3180, un trilobite marocain, âge : environ 380 millions d’années, état : excellent, prix : 5195 euros. Cliquez ici pour obtenir plus d’informations sur ce fossile.

… né il y a à peu près 380 millions d’années dans l’océan Téthys, au large de la Pangée, aujourd’hui tous le deux disparues (ou plutôt cassées et légèrement étalées surtout pour faire un peu plus joli sur l’icône de compteur de notifications et aussi, pourquoi pas, pour micro-optimiser les dépenses de Facebook en simplifiant la tâche de designer qui aurait autrement investi des heures pour résoudre le dilemme de cette drôle de planète dont un côté est entièrement bleu, tout comme le fond de barre principale de la page). Naquit et vécut dans la Téthys, mort dans un marécage sur la côte d’une terre sans nom, sans végétation et presque dépourvue de vie, toujours chaude à cause de coulées de lave et régulièrement refroidie par les pluies diluviennes.

Il s’avança un peu trop loin en chassant quelque chose qui lui paraissait dans l’ombre perfide d’eau soit la proie, soit la femelle de sa propre espèce, puis, il ressentit ce truc bizarre, ce sentiment relaxant d’une masse molle sous ses tentacules et ses antennes, cette douceur qui lui enveloppa et embrassa, si agréable qu’il lui laissa s’emporter en décidant de rester là encore un peu, et puis encore un peu et encore, et quand la marée finalement recula, il essaya à bouger, mais il n’arrivait pas et le piège se referma, il resta là, figé.

… il restait là pendant que les jambes se développaient, les épines dorsales et les yeux, grands comme lui-même, les dents et les gueules qui chassaient d’autres bêtes et grignotaient sur les feuilles immenses de la forêt primaire. Il restait là pendant toute une période sombre et pesante où tout devint gris et englouti par l’obscurité, il était là pendant le temps glacial et pendant les longues années où le silence sévissait sur les continents toujours mal alignés. Quand une figure se détacha d’un mur de la grotte et tourna son regard vers l’horizon où le soleil touchait les sommets lointains, quand elle secoua la tête et, après une hésitation initiale, prit un caillou et gribouilla un cercle sur la surface presque plate devant elle. Et puis encore un cercle, plus bas. Puis la nuit tomba.

… le jour reprit, il était toujours là, et la figure sur le rocher était là, elle aussi, elle changea ses vêtements et sa façon de parler, elle perdit les consonnes et ajouta bien de voyelles, ses cheveux devinrent plus courts et soigneusement coiffés, ses joues bien rasées. Ses yeux, cachés derrière les verres fumés, étaient toujours cloués à ce point sur l’horizon où la montagne prend la forme d’un piédestal, ses lèvres repartirent en donnant une nouvelle expression à son visage, en montrant ses dents toujours pointues, sa langue toujours rouge et brillante de salive, son larynx toujours plein d’énergie, elle prit une grande bouffée d’air et lâcha un cri, faisant retentir d’échos une grande vallée couverte de même verdure qu’il y a 13 milles années, elle épuisa ses réserves d’air et elle se tait, en observant avec étonnement ses alentours. Et pendant tout ce temps, il était là.

… et quand les empires chutèrent, les tortures s’arrêtèrent, et les portes d’entrée devinrent plus basses, pour ne pas engendrer tant de peur dans les âmes, qui, enfin, décidèrent de changer leurs pays, de rompre avec leur passé et traverser l’Atlantique pour la terre inconnue, mais déjà portant un nom prononçable. Il était toujours là.

… les années 20, les années 30, les chapeaux et les robes, les voitures et les chevaux, pendant une courte période se côtoyant dans les rues, la sonnerie, les sirènes, le tournage noir-et-blanc interrompu par le son d’avion, les explosions et les décombres, les gémissements d’enfants et le chuchotement de femmes, les prières, le crépitement d’un stylo-plume dans le silence tendu, le raclement simultané d’une douzaine de gorges de grands chefs du monde qui se sentaient un peu mal à l’aise après avoir échappé belle l’annihilation totale. Il était toujours là pendant la soirée magnifique de l’hiver 1947, avec son illumination éclatante, sa musique étourdissante et son ciel noir et ouvert, vers lequel se portaient les flocons, la lumière, le bruit de lames sur la glace, le rire et le bourdonnement de la foule festive qui trouverait pour le moins bizarre un étrange terme « boomers ».

… il était là quand les bombardements reprirent, quand la terre secoua de nouveau et se fit raviner par les coulées de lave cette fois artificielle, plus chaude et plus violente que celle d’il y a deux éons géologiques. Il était là quand le mur tomba, quand la liberté gagna, quand les chaînes se brisèrent et les façades sombres s’allumèrent de nouveau. Il entendit tout, presque participant à tous ces évènements qui lui paraissaient assez drôles, mais, quand même, mieux que rien. Il tremblait, il tressaillait, il voulait se bouger, de nouveau flotter, tricoter avec ses antennes et tentacules dans un nouvel océan de nouveau monde, il se cognait, plein d’envie, à l’intérieur de son sarcophage pétrifié.

… puis, soudainement, les années 80, le disco, les coiffures dingues, le son de creusement, la respiration intense, le bruit de plusieurs voix jeunes et excitées, le cliquetis d’instruments en métal — et voilà — retrouvé ! Mais, comme le son monotone des marteaux de géologue le confirme en continuant à se répercuter entre les murs de l’ancienne carrière de calcaire : trop tard, trop tard, trop tard.

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