Je regarde la photo d’un rivage du petit fleuve dans une bourgade où je passais mes étés quand j’étais petit. Je regarde une simple photo, et pourtant, je sais bien qu’en réalité, c’est tout sauf simple.
Les pixels verts de mon écran qui composent la verdure des herbes parsemées des bouts de cigarettes et des petits morceaux d’emballage, les pixels bruns qui composent le brun du sol argileux qui descend en pente dans l’eau légèrement ondulée en passant vite au noir sous la surface, ils tous sautent sur moi, m’enveloppent et m’entourent. L’image entière glisse parfaitement en place et fait « clac ! », comme s’il y avait une fente dans ma conscience réservée spécialement pour elle et pour elle seule. Elle craque et grince comme une vielle disquette qu’on a repêchée de son propre passé et qu’on insère dans le lecteur en retenant le souffle et en espérant récupérer l’information qu’on croyait à jamais perdue.
Je regarde et j’attends — non, je n’attends plus, je la vois : la rivière, les tilleuls, les buissons, les bouts de cigarettes, les débris de verre éparpillés dans les herbes piétinées, les toits et les balcons des petites datchas blanches et rosâtres sur la rive opposée, où le vent boursoufle les rideaux ajourés, et les rayons de soleil forment des drôles de figures sur le plafond et sur les murs dans la véranda, coupant la table à dîner en deux, s’approchant dangereusement de la pile de sciure et dérangeant un homme long et sec qui lit sur le sofa et qui essaie, sans trop de succès, d’ignorer la présence des grands carreaux lumineux sur chaque page de son journal. Mon regard suit la chaîne de vieux poteaux électriques en bois, vacillants et instables, qui se croisent et qui s’inclinent, comme les cils vibratiles d’un infusoire géant fixé dans le champ de vision de mon microscope. Les interstices de la végétation laissent deviner les chemins qui zigzaguent entre les poteaux, passant par les champs de foot improvisés et emmenant aux mystérieuses maisons lointaines dites « de résidence permanente » où l’on reste pour l’hiver et où grésille toujours le téléviseur que le petit bambin a oublié d’éteindre après avoir fini sa séance de jeu sur la première console de Nintendo dans le village en août 1992, juste avant la rentrée scolaire.
J’aurais juré que je vois un véritable paysage, et j’éprouve une incapacité presque douloureuse de ne pas pouvoir tourner ma tête pour découvrir le reste — qui est là, qui arrive, qui scintille, que je peux pressentir dans les reflets dans l’eau et dont je connais bien les coordonnées. Les pneus de voiture, une seule par heure, qui descend de la colline en provenance du centre-ville pour devenir l’objet d’attention de la population entière de la plage pendant quelques secondes durant lesquelles elle va traverser le pont. Le bruit de vélo qui arrive, grelottant et crissant, pour se joindre à la masse diaprée de vacanciers, encore une fois le noir de l’eau, l’azur du ciel, l’émeraude des arbustes. Je regarde.
Les nuages pendouillent du dôme, comme les plis dans la peau d’un énorme animal venu s’abreuver, dont le corps entier est trop grand pour que je puisse l’apercevoir dans sa totalité. Ils se transforment lentement et sans que cela engendre une quelconque faute de logique, en lèvres d’une mère soigneuse qui touchent mon front et qui ensuite me chuchotent, ça va, ma puce, tout va bien, tu veux de quoi manger ?
La rive droite et la rive gauche, couvertes de même verdure, jonchées des mêmes déchets et tout aussi surpeuplées, se courbent mollement et encadrent la vue, tout comme un doux câlin d’un grand-parent au portillon du jardin, prudent, timide et gêné, mais tant attendu pendant les mois d’hiver dans une autre latitude et une tout autre réalité urbaine. Je les vois. Je les observe.
Je me dis, peut-être que ce n’est pas du tout une image, peut-être ce n’est pas la fixité, mais la fenêtre dans le monde réel, qui vit, qui bouge, qui bruit, qui existe, qui est deux doigts de se rendre présent, qui est prêt à m’accueillir, m’abriter, me prendre dans ses bras. Je plisse mes yeux pour regarder de plus près, car je ne serais pas surpris de voir les feuilles de tilleul qui frémissent, les graines de pissenlit qui flottent en l’air, les paquets d’écume dans le courant du fleuve qui descendent du barrage à quelques kilomètres en amont et qu’il faut éviter de toute façon en natation parce que, selon certaines sources très fiables, elles sont radioactives. Cela ne m’étonnerait pas de voir un homme avec le torse couvert de poils blancs remonter sans effort à contre-courant, au grand étonnement des gamins qui l’observent depuis la terre et, il faut l’avouer, à sa propre satisfaction masculine, même si elle va paraître dérisoire deux secondes après. Je suis prêt à entendre la voix, si bien connue, si distincte, si douce et si aimée que je portais dans les endroits les mieux gardés de ma mémoire hors de ces trois mois d’été, quand j’étais loin de ce paysage idyllique, submergé dans le froid de la métropole, dans l’obscurité des longues nuits identiques l’une à l’autre et dans l’ennui transparent de jours interminables à l’école, la voix qui retentissait dans les cages d’escalier et dans les sombres salles de sport où je rôdais, ténébreux, tout seul, la voix qui, au bout de cette attente de neuf mois me paraissait presque effacée et qui d’un coup renaissait d’un minuscule écho de soi-même en me disant, comme si de rien n’était : « Coucou ! ». Je m’attarde, j’écoute, je guette, j’hésite, et, juste quelques instants avant que l’image ne prenne vie, je détourne mon regard et je ferme le fichier. C’est la loi naturelle. On ne peut pas faire ça.