Elle

Je tiens un flacon de parfum dans ma main. Il scintille dans la lumière ambrée du soir suintant à travers les rideaux immobiles dans l’accalmie parfaite de l’air, il tamise les rayons droits et poussiéreux, les filtrant avec ses parois et les émettant à l’autre côté, où ils touchent, radoucis et tempérés, la surface râpeuse du mur, y formant une tache ovale avec une petite écorchure qui correspond à la forme de mon doigt, posé sur le bouton-poussoir de vaporisateur. Je l’appuie.

J’aspire. J’aspire, par morceaux, Paris, métro, la femme en manteau, son mari en chapeau, leur fils avec ses cheveux roux et les taches de rousseur / sur son visage / espiègle, qui, tous les deux, vont être rendus grisâtres à cause de la gamme réduite de photocopies noir-et-blanc du manuel « L’oiseau bleu » que l’on nous a distribuées au premier jour du cours de français dans mon école.

C’était le dernier trimestre, les vacances s’approchaient à toute vitesse, l’été / était / déjà / visible derrière la couche amincie des devoirs et des réveils hâtifs, jadis épaisse et presque impénétrable comme un glacier, maintenant tremblante et transparente / comme une feuille / arrachée / qu’on pose / sur le vitrage entre ses yeux et le soleil pour mettre en évidence les fines imperfections du papier qui, à leur tour, ressemblent aux nuages du gaz et aux amas de galaxies grouillant dans l’espace ligné.

La classe était remplie de la lumière printanière, déjà bien affermie et stable pour faire croire en arrivée / inévitable / du juin, des tiges de poussière, des chuchotements, des jupes légères et des cils plissés des vingt ados qui écoutaient, en se fondant en les ovales lumineux auprès des fenêtres, sans trop d’attentes pour ce qui va suivre, le bruit de friture au début d’enregistrement n°1 pour l’exercice n°4 de la leçon n°1 : « La famille Richard ».

Bonjour, prononçait une voix claire et amicale, avec un ton velouté et comme si contenant sa propre friture qui se surajoutait au crépitement de la bande magnétique, je m’appelle Jacques Richard, je suis ingénieur, et je vis à Paris. Bonjour, poursuivait une autre voix, elle aussi très claire, cette fois haute et comme pétillante, sautant de la terminaison d’un mot au début d’un mot suivant par les liaisons obligatoires avec telle agilité et telle perfection qu’elle paraissait passer du domaine auditif dans le domaine visuel en devenant brillante et luisante comme une rapide ruisselle qui creuse son chemin gracieux dans une roche couverte des fleurs sauvages.

Je m’appelle Françoise, je suis professeure du français, et, rajoutait-elle, en se reculant toujours avec la même élégance derrière la figure du locuteur précédent, je suis la femme de Jacques — puis elle cédait la place à la friture, comme en omettant la notion du fait qu’elle vit évidemment aussi à Paris, dans l’ombre doux et sécuritaire du personnage de premier plan.

Salut, pénétrait enfin dans le silence analogue, jamais complètement dépourvu de sons, une voix de celui que tout le monde devait attendre avec l’impatience, à cause de la proximité de l’âge et de l’occupation similaire (l’école, l’ennui, les rêves de vacances), salut, je suis Jean-Pierre, j’ai 12 ans, et je suis maintenant en sixième. Je vis avec mes parents à Paris, rajoutait-il en rompant sans effroi le monopole apparent sur cette information qu’avait jusqu’à ce moment-là M. Richard, le père. Aujourd’hui, se joignait justement celui-ci, nous sommes venues ensemble pour faire les courses aux Champs-Élysées. Faire ! Les courses ! Aux Champs-Élysées ! En cet instant, quelque chose a traversé l’air comprimé de la classe et a arraché quelques têtes ensommeillées de l’indifférence. Quelques regards curieux se sont tournés vers le magnétophone, comme si pour vérifier que ces ondes qui venaient de pénétrer si cavalièrement dans leurs consciences s’émanaient bien de là et non pas d’un autre source mystique.

Puis, la cloche s’est mise à sonner. Elle retentissait dans les couloirs, se propageait dans la cour de récréation, remplissait tout l’espace entre les marches d’escalier peint bleu clair, bleu foncé et blanc détrempé, inondait les vestiaires, se transformait en courant transparent et charriait les visages heureux, les sourires sincères, les baskets délacés, les sacs avec des chaussures non changés, les cris de joie, les jurons, les réponses, l’argent de poche et les emballages de bonbons.

Le devoir pour demain, persévérait la voix de notre prof, en essayant — en vain — de se tenir au-dessus du vacarme grandissant de la libération du dernier cours, votre devoir seront les exercices n°5 et n°6, à l’écrit et les exercices n°2 et n°4 à l’oral. Et n’oubliez pas le vocabulaire—

J’aspire encore une fois / et je retiens mon souffle. L’odeur de « Femme » de Rochas, qui m’ouvre / de nouveau / ses bras, qui semble se reconstruire à chaque aspiration, se rassembler des éléments primitifs déjà présents dans l’air autour de moi, sur la muqueuse de mon nez, dans les labyrinthes de ma mémoire et dans la cathédrale de mon âme, elle se concrétise / en s’effondrant / de tous côtés en une forme précise et très claire — mais jamais prévisible — en une concentration telle d’associations et de souvenirs que, par la loi physique encore inconnue, elle devient, d’un coup, réelle et s’anime, ainsi faisant naître d’un univers épars et déréglé un sentiment, une image, un être / bien / vivant, comme si en effectuant le Big Bang à l’envers.

J’aspire, elle entre, elle m’enveloppe et elle me serre, la rue, la Seine, les lignes numéro 5, 6, 2 et 4 du métro, la manche d’un manteau, le bout d’écharpe, la phrase coupée / de la serveuse / qui vient de passer près de moi parlant à un autre client. Elle semble recréer avec chaque molécule qui entre dans mes narines, dans les moindres détails, le monde entier avec toute sa population et toutes les idées, les préjugés, les peurs, les rêves de tous ses habitants venant de s’émerger du rien.

J’aspire, / elle suit, / je pause, / elle se volatilise, je reviens, elle se lance de nouveau vers moi, dans une fourrure, dans une robe de soie, environnée de fenêtres, de rampes, de portes, de cages des escaliers, des trains et des horaires, de la fumée / au-dessus / des chemins / de fer, ainsi qu’au bout de lèvres minces de M. Richard qui ont toujours la liberté de se courber en un sourire souple et rassurante, ou bien se rendre plus fermes, dans les deux cas laissant entrevoir ses traits les plus saillants — sa fermeté et son sang-froid — celles-ci par lesquelles elle a peut-être été séduite le plus et celles-ci qu’elle voit toujours traverser les rides sur son visage quand il se tourne vers elle en répondant à son familial, mais néanmoins / irréductiblement / viril « Jacques ».

J’aspire. Elle aspire. Il aspire. Nous aspirons. Ils, elles aspirent. Et les petites gouttes d’or savonneux s’éparpillent, puis retombent sur la peau pâle entre les petits poils, très doux à toucher et comme s’ajoutant à l’élégance de la main sur laquelle ils poussent par leur incapacité innée de dépasser le seuil de visibilité sans qu’on les mette explicitement à contre-jour.