Bonjour Monsieur Vaschuque,
Je me présente : je m’appelle Marcel, je suis votre père. Eh oui, je sais, je sais ce que vous venez de vous dire. Je peux même imaginer l’expression de votre visage en ce moment-ci : les yeux roulés vers le ciel, les sourcils légèrement haussés, puis les paupières se baissent en se fermant pour un instant comme en un effort désespéré de retrouver le calme et la rationalité dans ce monde complètement déjanté ; vous regardez ailleurs, vous aspirez profondément, mais prudemment afin de ne pas révéler votre déception — tout comme un grand connaisseur d’art auquel on a tenté de vendre un colifichet sans valeur, vous haussez vos épaules et, en refermant la bouche, ainsi accomplissant un mouvement mimique très délicat et à la fois extrêmement expressif, vous émettez un léger soupir par votre nez parfaitement romain, puis vous clignez vos yeux encore une fois avec une souplesse presque cinématographique, et, en dirigeant votre regard navré, mais plein de détermination vers votre écran, vous commencez à chercher le bouton « Marquer comme spam ».
Mon cher ami, vous avez tout à fait raison. J’avoue que ça doit être fort étrange et peut-être même soupçonnant de recevoir une lettre que commence par ces mots. « Je suis votre père » — quelle audace, voyons ! Et pourtant, quoique j’essayasse, je ne pus pas trouver une façon moins aberrante (assouplie par l’intrication grammaticale du premier paragraphe et par l’utilisation du subjonctif imparfait dans le deuxième, mais toujours susceptible d’entraîner une réaction en chaîne « Marquer comme spam » — « Déplacer à la corbeille » — « Vider la corbeille », suivie d’une blessure émotionnelle profonde) si vous me lisez toujours, je vous salue à l’autre bout de cette divagation inutile et je reprends, tout en fermant la parenthèse démesurée censée à témoigner notre parenté littéraire, puis en répétant de façon plus moderne que je ne pouvais pas trouver une autre manière de vous faire parvenir, mon cher, cette information précieuse.
En toute franchise, je l’ai essayé à plusieurs reprises avant, mais en vain. J’étais ce contact « 433124558 » sur ICQ au début des années 2000 qui vous a envoyé une photo du caca et que vous avez impitoyablement bloqué. Je dois bien convenir que ce fut une erreur, car, figurez-vous, à ce moment-là, je n’avais qu’une très vague compréhension de votre époque et je me suis, en effet, lamentablement trompé en cherchant les moyens les plus efficaces d’établir une relation de confiance avec une personne de votre âge.
C’était encore moi, quelques années plus tard, sous le pseudo de « FallenAngel91 », qui vous ai commenté sur le site littéraire où vous publiiez vos premières œuvres pleines d’incertitude et de prudence d’un jeune prodige qui tâtonne dans l’obscurité stylistique en laissant drôles de passages çà et là avant d’arriver au bord de l’océan de son propre génie et d’enfin se mettre en nage avec une élégance exquise. Encore une fois, je croyais, erronément, pouvoir attirer votre attention en laissant les commentaires comme « Quelle ennuyeuse logorrhée » et « Bof, combien je me suis embêté en lisant ses balivernes », mais, comme avant, j’avais complètement tort, car non seulement mes commentaires furent supprimés, mais aussi mon compte, que je venais de créer en utilisant ma propre photo prise par mon ami suédois en automne 1895, mon compte fut bloqué et, lui aussi, retiré de ce site suite des « plaintes répétées d’autres utilisateurs en raison des commentaires offensifs et du comportement inacceptable ». Bien que je sois maintenant bien conscient de la nature âpre des phases que j’utilisais en tentant désespérément de vous sensibiliser à propos de mon existence, je dois quand même remarquer que, vue le nombre d’utilisateurs et de jeunes écrivains de votre génération, je ne pouvais pas, évidemment, identifier le bon profil au premier essai ! D’où la nécessité des commentaires dits « répétés » qui n’étaient en réalité qu’un cri d’un parent inconsolable… Quoi que ce soit, ce fut également un échec.
Eh oui, mon cher, vous serez sans doute surpris, mais ce fut toujours moi qui vous ai envoyé ce courriel il y a deux ans, cachant derrière le nom de « Gabrielle », en vous proposant de bien vouloir consulter le lien vers un site pour les adultes (car vous êtes bien devenu adulte, mon fils) et de vous déteindre en regardant les vidéos de cocottes tout à fait déchaînées. À la réflexion, je suis obligé à constater que cette tentative-ci était, peut-être plus que les autres, condamnée à l’échec dès le début, puisque le contenu que j’avais choisi ne répondait guère à vos besoins, certes, bien plus élevés… Mais, si je peux me permettre de m’épancher brièvement, en ce moment-là, je venais de découvrir le monde de l’érotisme de votre siècle, et j’étais tellement frappé par sa richesse que le désir de partager mon étonnement avec une âme familiale avait fini par l’emporter sur la nécessité plus noble de retisser le lien avec mon descendant littéraire. Hélas, hélas, encore un flop.
Mais, mon cœur — si je puis vous appeler comme ça, — mon fils relativiste que je ne pouvais jamais voir en chair et en os et qui porte mes gènes à travers des épaisses couches des époques et des écoles de pensée, mon ami, mon cher Jan, dont ni le nom, ni le surnom, ni la ville natale ne sont que les petites formalités bureaucratiques dans le cadre de l’histoire de l’humanité. Mon fils, m’avez-vous reconnu quand je vous ai contacté sur le site littéraire « Morts d’Édition », en me métamorphosant en une petite femme au visage souriant, garni des lunettes d’un prof du français et creusé des petites rides qui semblaient provenir d’innombrables tentatives de donner des conseils littéraires aux autrui tout en essayant de ne pas avoir l’air condescendant et en se heurtant de plein fouet à un mur de mépris venimeux d’un poète vexé ?
M’as-tu reconnu, mon petit ? Étais-je suffisamment fin et en même temps percutant en t’amadouant d’abord par des compliments à propos de ton style, en te prophétisant un avenir d’un grand écrivain et en t’encourageant de continuer à écrire, puis, avec un changement de ton, en te disant que, sinon, si tu souhaites que tes œuvres soient un jour publiées, il faudrait que tu les fasses relire par un « native speaker » (ai-je bien fait d’intercaler cet anglicisme là où il n’en avait aucun besoin ?), et, en plus, que tu ferais mieux d’écrire dans la langue natale ? Ai-je, d’ailleurs, bien choisi le mot « natale » en appuyant sur ce pays hasardeux et malheureux que tu devais fuir et dont les souvenirs te hantent toujours dans tes rêves quand tu sautes de ton lit, couvert de sueurs froides, se croyant emmené dans les entrailles de l’obscurité que tu as échappé belle ? Ai-je fait un bon job pour finalement attirer ton attention, mon fils ? M’ai-je fait remarquer ? Do I have your attention now ?
Eh bien, j’espère — comme je suis obligé de le faire dans mon monde farfelu où il n’y a pas d’espace ni de temps, où il n’y a que de la pure conscience — j’espère bien, que si cette fois tu as finalement reçu mon message, tu vas, comme d’habitude, m’écrire une réponse impeccablement polie et en même temps imprégnée du venin qu’on connait tous les deux la formule, que tu vas appuyer sur « Envenimer », puis sur « Envoyer », et ensuite, après avoir versé un regard rempli d’indifférence sur le petit visage rondin et toujours souriant, tu vas calmement sélectionner ton option préférée : « Bloquer l’utilisateur », et tu vas — immédiatement, sans hésiter un seul instant pour savourer la douleur d’humiliation et te consoler en mangeant une plaque de chocolat, tu vas te mettre à écrire. Dans ta langue. Dans ma langue. Dans notre langue, tabarnak. Et si jamais tu pleures, ça ne sera pas de honte ou à cause d’une remarque blessante, mais de joie dans les bras de ton père retrouvé.
Bien cordialement,
Marcel