La datcha

La datcha. Trois mois de l’année, la moitié de la vie ressentie, relativiste comme un rai de soleil de la première semaine de juin, citronnée comme le thé dans la grande tasse de mon grand-père à la fois aimé et effrayant à cause de sa taille, elle était toujours là — là où je l’attendais, là où je me précipitais après être descendu du train en provenance de Saint-Pétersbourg, là où la lumière faisait courir sur le sol piétiné d’une petite ruelle des drôles d’ocelles comme sur le cou de girafe, produites par les réflexions du soleil multiplié dans le vitrage des vérandas, là où il y avait de l’eau, de l’air fraîche, de la transparence, de la verdure, des outils, des odeurs de la terre, des baskets en caoutchouc, des crêpes succulents, des pommes encore verts, des porches, des sourires, des mains osseuses, des barbes qui chatouillaient — bref, de la joie de vie, pure et authentique, chaque fois nouvelle, toute chaude et toute à moi.

L’exoplanète rocheuse, poussiéreuse, fluviale et sablonneuse, capable de soutenir la vie organique, la vie intelligente, la vie mélodramatique, où j’atterrissais toutes les années au début de juin ou — si j’étais particulièrement chanceux — dans les dernières semaines de mai, venu tout seul et indépendamment malgré mon âge, vêtu d’une chemise en carreaux, d’un pantalon qu’on a déclassé de la vie mondaine et qui ont été censés devenir mon uniforme pour les trois mois à venir. Les trois mois d’été que je regardais déplier devant moi, encore pas amorcé, en m’attardant un instant avant de descendre de la colline dans ma ruelle, tout en sachant que dès que je ferai le premier pas, la réaction chimique, dont le produit primaire est le bonheur parfait, va être déclenchée, et avec elle le compte à rebours vers le triste et âpre moment de retour en ville, tous les deux processus étant imparables, irréversibles et pourtant indispensables pour l’évolution de mon espèce.

J’attendais, je m’attardais au sommet d’un petit talus descendant d’une route à deux voies qui traversait la région et de laquelle ramifiaient les ruelles et les impasses flanquées des maisons d’été avec des portillons communs et des boîtes aux lettres peintes de même couleur que la grille de la barrière, portant chacune un numéro d’immeuble rarement supérieur à dix. La route était très peu fréquentée et ne présentait aucune sinuosité — à tel point que par beau temps, on pouvait voir les éclats du par-brise d’une voiture qui s’émergeait d’un autre village plusieurs kilomètres d’ici, où se dressaient les pins bleuâtres, quelques minutes avant qu’on entendît le bruit de ses roues. C’était ça, la dernière épreuve qu’il me fallait passer avec beaucoup de prudence (malgré le risque très faible d’accident) avant de me lancer dans un fleuve de la réalité alternative, où le temps se bifurquait et, enfreignant les lois de la physique, prenait la forme d’une séquence d’objets, de visages et des évènements qui s’enchaînaient toujours dans le même ordre, même si à chaque fois que j’entrais là-dedans, je croyais fermement en avoir le plein contrôle.

J’attendais sur le bord d’un nouvel été en fixant tous les éléments bien connus dans mon champ de vision, comme en effectuant une série de manipulations très précises et intriquées sur un système d’engrenages afin d’ouvrir un coffre-fort où se trouvait mon bonheur personnel, unique et taillé explicitement pour moi. Je notais un léger changement de teinte de la clôture autour d’une des maisons qui devait être due à un hiver particulièrement long pendant lequel elle restait sur une épaisse couche de neige ; je remarquais l’inclinaison des poteaux et l’approfondissement des bosses sur la grille qui était déjà assez lâche l’an dernier et qui va surement finir par se rompre sous le poids d’un gamin l’utilisant comme un hamac et s’asseyant là-dessus par une soirée chaude, exclu d’une partie de ballon chasseur qui se multipliaient avec l’arrivée de la haute saison quand la ruelle devenait particulièrement peuplée et presque chaque maison accueillait les familles des vacanciers avec leurs enfants pâlots.

Je prenais note de l’agrandissement des lacunes du sol nu dans les ornières enherbées au centre de la ruelle — était-ce parce qu’il y avait un afflux des voitures qui se dirigeaient vers les datchas lointaines par nos terres ou plutôt parce que de plus en plus de parents dans notre voisinage pouvaient finalement se permettre d’acheter les baskets pour leurs enfants qui, à leur tour, se mettaient instantanément à s’en vanter en défilant sous les fenêtres de leurs amis encore trop pauvres (en ce moment je baissais les yeux pour jauger mes vieux Nike, achetés en second hand, mais quand même gardant en évidence le fameux swoosh).

Le marronnier près de la maison jaune est devenu encore plus grand, notais-je, étendant ses rameaux encore plus désordonnés dangereusement près des câbles électriques. Le jaune des moellons couvrant le sol d’une ancienne charrière perpendiculaire à notre ruelle s’est enfoncé un peu. Toujours pas d’asphalte là-dessus, par contre. L’orange des murs en bardage de la maison n°3 n’a presque pas changé — sinon, la couche de poussière lui peut-être a donné une sorte de léger assombrissement, laissant entrevoir la faiblesse qui faufile lentement dans les bras du grand-père jadis souriant et travailleur et la lassitude dans les affaires ménagers causée par l’alcoolisme avançant du père de famille couplé de l’apathie de sa femme, elle, air absent, fumant sur les marches du porche.

Aucun changement de proportions d’azur du ciel, de gris de nuages et d’anis du potager échevelé remplissant les hexagones de la clôture simplette autour de la maison n°4 habitée par la famille d’un informaticien toujours hautement stressé et occupé. Le même éclat sombre de ses fenêtres enfoncées dans les rondins noirâtres, qui semblaient s’être imbibés de toutes les pluies des générations précédentes, longues et abondantes (les pluies oui, les générations non), mais, malgré tout, incapables de les faire rompre.

Je constate la présence d’un grand amas de couleur de suie à ma droite, sans avoir la courtoise d’y regarder de plus près, car ce détail me paraissait toujours un peu étranger à mon monde clair et immaculé de l’été. La chienne noire se met à aboyer, elle court sur le terrain noirâtre devant le porche de maison n°1, c’est la seule qui ne se vide pas pendant l’hiver, où vit la famille des « permanents », comme on disait souvent entre les vacanciers en prenant un ton plus bas et en mettant une petite pause après la fermeture des guillemets comme si en laissant bouillonner toutes les insinuations et tous les sous-entendus urbains à ce propos sans jamais les prononcer, mais tout en partageant une espèce de dédain non verbalisé se transformant en une empathie biscornue. J’entends la voix roque d’une femme venant de l’intérieur de la maison, disant à la chienne de se taire. C’est donc la question de secondes que la propriétaire me voie et que mon été commence.

L’anis des planches de pois mange-tout, le bleu céleste et l’émeraude des feuilles fraîchement sorties sur le sorbier, le sol brun, boueux et luisant des fossés masquées par les buissons de rosier, le pont en béton avec un petit tuyau là-dessus. Le gris, le brusquement-évoquant-la-guerre, le roux et le marron de la clôture à travers laquelle suintent le même azur, le blanc et l’émeraude. Et juste derrière la verdure d’un petit jardin anglais, frôlée par les ombres des petits nuages qui viennent — j’aspire — viennent avec les vents, avec les vagues de chaleur, les traces d’avions et le bruit de pneus — qui viennent de l’autre bout du monde, suivant / toujours / la ligne droite disséquant l’éternité — je souffle — dont le périmètre on reconnait par les rangées des forêts bleues et dont les points / kilométriques / s’enfoncent / dans la brume où s’entremêlent la poussière levée par des camions et la végétation riveraine, les raies flemmards du soir et les bords des nuées rôties par la chaleur qu’émane de l’asphalte sec d’une route déserte à la fin des terres où — je respire — se couche le soleil, là — je regarde — là — je vois — là, bien cachée des regards et protégée du quotidien, se bat / le cœur / de mon enfance : la maison n°5, rouge détrempée, aux encadrements jaunes autour des fenêtres, au toit aiguë, simple, mince et élégante.

Je fais enfin un pas, mon pied traverse la ligne invisible entre les mondes, la semelle de mon basket touche la sable de l’autre côté, la chienne noire s’enroue des aboiements, la porte grince, le ballon de foot rentre dans la grille de la clôture, le jeu s’arrête, les têtes se tournent, les pieds se précipitent vers moi, les cheveux châtains frisés se mettent à voltiger dans le pêle-mêle mielleux d’une soirée sursaturée et dense du juin contenant en un point tout l’espace et tout le temps de trois mois qui suivent. Les sourires apparaissent sur les visages tachés de son, les voix de mes amis s’élèvent au-dessus du bruit, leurs parents se penchent par les fenêtres, le bras fluet et poilu de mon grand-père soulève le crochet du portillon, je vois sa silhouette maigre, longue et osseuse se séparer du fond de rosier et s’avancer sur le pont. Il porte la main à son front comme s’il n’était pas encore sûr si ce soit bien moi, comme si tous les états de toutes les particules dans l’univers n’étaient pas définis dans le moment où je suis descendu du talus, il me regarde, entretenant un peu l’illusion d’avoir le contrôle sur le temps et en la transmettant aussi à moi, puis il lève sa main et il me fait salut. Je lui réponds, et, même avant de penser aux autres manières de réagir — plus soutenues, plus adultes ou plus discrètes peut-être — je me mets à courir, mon sac à dos battant dans tous les sens, mes cheveux ébouriffés, la bouche haletant pour l’air, criant comme si, après des mois d’errance en mer, je venais de découvrir un nouveau continent : « L’été ! L’été ! L’été ! ».