L’arrivée du printemps dans ma ville était toujours soudaine, inattendue et ubique — un peu comme un de ces évènements marquants dans la vie qu’on attend avec impatience et nervosité, pour lesquelles on essaie de se préparer en lisant d’innombrables articles sur le sujet et en embêtant ses amis qui avaient déjà fait l’expérience avec d’incessantes questions : « Ça fait comment ? C’est vraiment fort ? Est-ce douloureux ? Ça pique ? On s’en souvient après ? On est inconscient ou presque ? Et après, ça dure combien de temps ? ». Une de ces expériences transformatrices qu’on ne comprend qu’en les vivant soi-même, et, bizarrement, dont l’arrivée on reconnaît infailliblement à l’instant où elles se produisent pour la première fois.
Le printemps — c’était comme ça, sauf que, si bien qu’on crût avoir mémorisé ses sentiments et garder tous les indices dans son âme pour ne plus être pris au dépourvu, chaque année, au fil des mois, les souvenirs de ces moments initiaux s’estompaient et, à la sortie d’un autre hivernage, on se trouvait précisément dans le même état d’anticipation et de l’attente de quelque chose de délicieux, mais absolument insaisissable. Et, en tâtonnant dans le brouillard de sa propre subjectivité, on tentait de saisir les repères évasifs qui paraissaient si saillants il y a justement un an.
L’égouttement des amas de neige boueux et jonchés de taches noirâtres qui s’accumulaient sur les auvents des porches d’entrée, d’où ils menaçaient de s’ébouler sur la tête d’un résident pendant que leur taille se rétrécissait au fil des jours de plus en plus longs et ensoleillés, épuisant leur force et rendant leur menace, au début tout à fait réelle, plutôt dérisoire et digne de consolation. Le son de moteurs qui remplissait les quartiers et pénétrait les cours par les ruelles libérées de glace, atteignant les oreilles des vieilles dames coincées dans leurs chambres au rez-de-chaussée d’où elles observaient avec mépris et soupçon retrouvés les mouvements des figures des hommes baraqués qui grouillaient autour de leurs voitures retirées des abris pliables.
Le son de la bouilloire sifflant dans la cuisine qui coïncidait avec l’égrenage des heures par une vieille horloge dans la salle à manger et le cliquetis d’une arme automatique que vient d’obtenir un gamin timide et fragile sur un nouveau niveau de « Doom II », jouant sur l’énorme ordinateur dans sa petite pièce dont il était un incontestable roi. Le cri « Mince ! » suivant l’attaque d’un monstre, l’appel « À table ! », l’odeur de bouffe, le bruissement de la pluie qui écrase la neige encroûtée et intensifie les mouvements des hommes dans la cour.
Le printemps écolier, le printemps lycéen. Le printemps qui faisait fondre le royaume hivernal des parents et qui faisait miroiter le royaume estival des grand-parents — loin de la métropole, à la datcha dans une autre longitude. La renaissance. Le recommencement. Le printemps des ouvriers qui seront bientôt admis à porter un marcel et à se rôder dans les rues désertes d’après-midi après avoir trop bu par un samedi sec et chaud de mi-juillet. Le printemps de leurs outils qui seront bientôt admis à briller sous le soleil éblouissant, faisant ensemble avec des rebords d’immeubles et leurs fenêtres de toutes les tailles et formes disséminées à travers un panorama biscornu. Une vue si bien connue et dont on est si accoutumé que parfois elle semble être un visage d’une vraie personne — d’un vrai citadin, un de plus qu’on n’a pas compté pendant le dernier recensement en ne pas remarquant son sourire triste et en même temps espiègle, ses yeux enflammés et errants, sa bouche longue et courbée, toujours entrouverte et grinçant sur les gonds rouillés, son expression faciale à la fois unique et difficile à discerner du substrat inanimé, assemblée des façades en briques, parfois mauves après la pluie, parfois nets et éclatants par un beau temps, du vitrage bigarré semé des pots de fleurs, des voilages aux motifs floraux et de figures discrètes qui apparaissent parfois un bref instant dans les ouvertures, de portes en bois, de portes en acier, d’échelles d’évacuation, des flasques de bitume sur les toits, d’antennes et des corbeaux qui sont si omniprésents qu’on commence à les prendre pour un détail d’architecture.
Le printemps des couloirs vides de l’école dont les murs sont peints en une couleur indéterminée, entre l’émeraude pâlot et l’azur détrempé, les qualifiant automatiquement pour le passage libre dans les rêves de tous ceux qui les ont jamais habités. Les moires du ciel grisâtre et d’un paysage maussade sur la surface grumeleuse des portes, tachée des petites gouttes de peinture solidifiée, indiquant toujours la direction dans laquelle se mouvait la main d’un peintre, fatiguée et imprécise, quand il effectuait sa tâche de rénovation il y a quelques années, taraudé par les désirs pas encore verbalisés de terminer cette activité ennuyeuse et retrouver enfin le bonheur de l’intoxication chronique.
Le printemps des grands magasins où l’on reconnaissait les notes de fragrances pour femme mélangées avec, mais, bizarrement, pas menacées par les fortes odeurs de la viande fraîchement découpée, de la choucroute fermentée et des patates blettes, ces effluves de consommation voltigeant dans le grand espace du marché couvert entre les immobiles raies de la lumière feutrée qui descendaient des fenêtres inclinées de toit, vrillant autour d’eux et érigeant, dans la demi-obscurité douce d’un vaste volume transparent peuplé de brouhaha des clients et des vendeuses, la majestueuse et invisible cathédrale d’olfaction.
Le printemps dans l’air. Le printemps dans le gaz qui circule dans les tuyaux verts dissimulés sur le fond de la tapisserie florale de la cuisine et qui sort des petits trous dans la plaque de cuisson en sifflant : « Je suis icitte ! », avant que la main de la mamie ne lui coupe la parole en grattant une allumette, ses mains rentrant brièvement dans une moucheture de la lumière jonquille. Le printemps dans l’eau froide qui court du robinet, qui s’éparpille en frappant le fond de la casserole bosselée, où l’on pourrait brièvement remarquer le reflet du visage d’une femme aux traits un peu tirés, mais laissant entrevoir une certaine noblesse du sang quand elle énonce : « À table ! », comme si en omettant le « Sire » pour des raisons de parenté. Le printemps dans les stries entre les touches grises du clavier qui craquent sous les doigts fluets d’un garçon qui répond « Je viens tout de suite ! » et qui barbote : « Ben merde » en se voyant de nouveau encerclé par les têtes de morts flottantes malgré sa nouvelle munition.
Le printemps dans le béton des grandes bâtisses fouettées par la pluie, le clignotement des rebords, le grincement des fenêtres, les éclats luisants des rayons du soleil qui couche sur l’horizon presque champêtre et plat, sauf quelques poteaux de lignes électriques et cheminées des usines lointaines, le gémissement d’une porte d’entrée qui vacille sous les bouffées du vent, l’écho des pas dans la cage d’escalier, le croassement des corbeaux qui passent brièvement près de la fenêtre en traversant la cour, comme si dérangés par quelque secouement d’épaule d’un monument qu’ils croyaient immobile. Une figure, puis une autre, puis une autre encore qui apparaissent — indépendamment, paraît-il, et en même temps unies par un seul mouvement d’une grande structure dont elles toutes font partie — dans les fenêtres d’un long immeuble pour ouvrir davantage les rideaux et jeter un œil vers l’extérieur. Le gazouillis de la sonnette. Le sourire un peu forcé et hésitant sur le visage d’un citadin perdu. Le réveil des sens. L’arrivée du printemps.