Commander Keen

J’ai un casque jaune avec deux rayures vertes au centre et une grande bosse d’un côté, un blaster rouge qui crache des bulles de plasma et les poches pleines de munition. Je saute sur mon pogo stick et j’avance sur le sol purpurin, couvert de drôles de moellons et bizarrement incliné, dans un endroit à l’atmosphère hostile d’une planète aride où j’ai crashé sur mon petit vaisseau spatial (que j’ai construit moi-même dans l’arrière-cour de ma maison, mais ça, c’est une autre histoire pour une autre fois). Maintenant, j’ai un problème assez urgent à résoudre. Ou, plutôt, deux problèmes, l’un plus grave que l’autre.

Premièrement, mon spaceship est totalement cassé, et j’ai besoin des pièces bien spéciales pour le réparer. Deuxièmement, les aliens ont kidnappé ma baby-sitter — elle était, j’avoue, un peu ennuyeuse, mais quand même assez sympa — et ils menacent de la manger ! Alors, ça, ça ne marche pas. Il faut que je règle tous les deux, et vite. Donc, je sors de mon navet accidenté, j’époussette mes jeans, je lace mes baskets, puis je vais chasser les monstres. J’ai 15 ans. Je suis Commander Keen. Je ne vieillis pas. Je vis dans les esprits de gens, je suis une pure expérience subjective, pure conscience, rien de matériel. Et pourtant, j’existe.

Je suis né il y a à peu près 30 ans (à ceux qui haussent maintenant leurs sourcils en croyant avoir trouvé une erreur de fait : je vous invite à relire plus attentivement le paragraphe précédent), je naquis donc au beau milieu des années 90 dans une grande boîte bruissante, grognante et lourdement soufflante, pétrie des plaquettes électroniques, des câbles, des transistors et des boulettes de poussière. C’était, comme vous l’avez peut-être deviné, le premier ordinateur d’un adolescent troublé — ou, plutôt, le premier ordinateur de sa famille auquel il avait accès pendant quelques heures durant la journée et dans lequel — comme dans presque toutes les nouvelles choses qu’il rencontrait dans sa vie toute neuve — il tentait désespérément de trouver la solution à ses problèmes dont la nature il n’arrivait souvent pas à verbaliser.

J’ai sorti du bord de l’écran et j’ai fait un grand saut — bon, pas vraiment si grand, franchement, je n’ai pas fait beaucoup d’effort, parce que, finalement, là, ça ne vaut pas la peine de se casser la tête pour faire la première impression sur quelqu’un qui va probablement finir par se ficher de toi et va, dans le meilleur scénario, te revoir demain et plus jamais ou, dans le pire, t’oublier dans quelques minutes après s’être entiché d’un autre personnage dans un tout autre univers. Alors, je ne me donnais pas trop de la peine. J’ai fait juste ce qui était, à mon avis, suffisant pour éveiller l’intérêt d’une personne avec une certaine faiblesse pour les vaisseaux spatiaux, les promenades au bord des falaises, chasser les martiens, tirer du plasma, machin, toutes ces choses geek — bref, quelqu’un avec qui on pourrait avoir une bonne chimie, genre, une âme sœur. Donc, j’ai fait un saut, puis j’ai shooté un gogo vert, une pauvre créature avec un seul œil et une grosse langue râpeuse qui pendouillait de sa bouche quand elle courait. Elle s’est instantanément aplati par terre. Boom, c’était du gâteau.

Puis, j’ai tourné ma tête un peu à droite — pas complètement à droite, comme si je voulais m’engager dans une vive conversation ou comme si j’étais impatient de voir l’effet que mon truc minable a produit — non ; juste un peu, plutôt comme si je promenais mes yeux sur le paysage extraterrestre et, comme en passant, je m’étais rendu compte qu’il y avait quelqu’un de l’autre côte du dôme qui me regardait. Alors, me suis-je dit, qu’est-ce qu’il va faire, ce drôle d’escogriffe avec ses cheveux longs et son visage mince qui reflétait dans l’écran protecteur de son grand moniteur EGA (256 couleurs). Il était si tendu, si effrayé et comme prêt à se lever de sa chaise à tout instant si quelqu’un rentrait dans la pièce. Je l’ai trouvé bizarrement sympa. J’ai même senti, comme on dit souvent, une connexion charnelle (même si pour moi, ça serait plutôt inapproprié, vu que je n’ai pas de chair, mais bon, vous avez compris). Même avant qu’il ait choisi « New game », il me paraît que je savais déjà que ça allait être un ami. Un vrai copain. Presque un frère.

Il a commencé à jouer et, contrairement à la majorité des gars, il n’est pas allé directement au premier niveau, mais a décidé de faire un tour de mon vaisseau. C’était bien particulier. Il n’y avait pas de tires, pas de gymnastique en l’air dès le début, pas d’adrénaline, on a commencé par une promenade tout à fait paisible. On n’entendait quasiment pas les monstres qui nous attendaient à quelques centaines de mètres d’ici, suintant de salive et trépignant de l’impatience de se lancer vers moi, on n’entendait pas le vacarme des grandes usines effrayantes, où grelottait du froid dans un sous-sol, terrifiée et exsangue, ma baby-sitter. On voyait au loin, par-derrière des collines, les plateformes qui bougeaient dans l’air, mais on ne les entendait pas crépiter. En fait, on n’entendait presque rien que le bruissement du sable sous les semelles de nos baskets (qui, comme j’ai noté, étaient du même marque) et le gémissement du vent dans le moteur éteint de mon navet (j’ai même eu le temps pour le regarder avec un peu de recul et me rappeler encore une fois, combien il est beau).

C’était un jour ensoleillé, assez chaud et calme. Le ciel martien était, comme toujours, très bas, pâle, mais les silhouettes des cimes sur l’horizon, qui tressaillaient dans le brouillard sec, donnaient un sentiment du grand vide, comme si on était dans une vallée terrestre. Un voyage familial au Grand Canyon, à s’y méprendre, quoi. Je me suis assis par terre et ai commencé à jouer avec mon horloge intelligente. C’est drôle, d’ailleurs, cette horloge-ci, je peux l’utiliser, entre autre, pour jouer mon propre jeu, avec moi-même dans le rôle principal. Et peut-être ce petit mec-là, avec son casque jaune et son pogo stick, il le fait, lui aussi, et ainsi de suite, jusqu’à l’infini. Ouf… Mon copain hippie (comme je l’avais baptisé mentalement, comme je ne savais toujours pas son nom qu’il devrait un jour mettre dans la tabelle de best scores — pourvu qu’il ne se file pas), alors, ce gars-là, il me semblait vraiment farfelu. Et plus je le regardais, plus j’avais de la sympathie pour lui. Il se déplaçait d’une manière très particulière — on dirait que tout le monde pouvait le reconnaître de loin dans son univers où il habitait — mais en même temps c’était dur à dire en quoi consistait cette particularité. Était-ce la façon dont il balançait ses épaules en mettant presque tout le poids de son corps sur une jambe pendant que l’autre se dressait en avant, longue et mince, perdue dans un pantalon étroit et trop long, presque touchant le sol et déjà effiloché par endroits à cause de ça — était-ce son allure ? Peut-être. Ou bien, était-ce son attention, sa fascination opiniâtre avec lesquelles il observait les objets autour de lui, comme si les dévorant avec ses yeux, essayant de pénétrer leur surface et comprendre de quoi ils sont faits, pourquoi ils sont là et qui se cache derrière eux. Il a fait, je ne sais plus, une bonne dizaine de tours autour de mon spaceship, je crois qu’il a même essayé de s’y mettre pour s’envoler. Mais non, ça ne marche pas, là, la machine est cassée, mon vieux, puis, si c’était si facile, moi aussi, je me serais barré tout de suite. Si c’était si simple, on ne serait pas ici tous les deux, tu vois. Allez, frérot, on a des monstres à tuer, on a des échelles à gravir, des falaises avec des piques au fond à sursauter et des drôles de trucs suspendus dans l’air qu’il faut recueillir si tu veux inscrire ton nom dans les best scores, faque, vas-y, on bosse.

Ça serait un mensonge de dire que notre relation était parfaite. Qu’on avait un déclic dès le premier jour et qu’on a réussi tous les niveaux en quelques heures et que ma baby-sitter était libérée ce soir même. Bien sûr que non. Comme toutes les bonnes histoires, elle était beaucoup plus compliquée, plus profonde, plus versicolore, plus tordue, plus fuckée. C’était une vraie amitié, pure et dure, approuvée par le comité des sentiments authentiques et estampillée par le président du bureau du réel. On s’aimait, on se haïssait, on se criait dessus, on s’engueulait, on a failli venir aux mains, puis on s’embrassait, on s’excusait, on se tapait dans le dos, et on recommençait à nouveau. Le jeu, on l’a gagné. Les pièces pour le vaisseau spatial, on les a trouvées. La baby-sitter, on l’a sauvée, et on est sortis tous les trois au bord de mon navet légendaire que j’ai réparé en un clin d’œil comme, je ne sais pas, moi, comme la canalisation bouchée, c’est bon comme analogie ? C’était un bon grand happy end avec un petit côté dramatique, tout comme on l’aime.

Puis, dans l’espace, quand le Mars est déjà disparu dans la nuit pérenne et quand on s’est rassemblés dans le salon pour un repas commun avant de se mettre dans le cryo-sommeil, avant de se repartir pour les capsules individuelles, s’attardant dans cette ambiance étrange où l’on sent quelque chose d’inachevé, mais on ne peut pas la vraiment identifier à moins qu’on se mise à parler et ça sorte d’un coup, si clair et si évident qu’on va se demander, mais comment, merde, comment je ne pouvais pas le mettre en mots. Là, on était assis autour d’une grande table futuriste en verre (mon propre design), mâchant nos burgers de synthèse — peut-être un peu stériles, mais, toutes choses égales, assez bons pour l’espace (mon invention, d’ailleurs, si vous en doutiez), quand soudainement, j’ai dit (la bouche pleine, évidemment) : « Ô se wowo bowo awo ? ».

Jan, mon pote, dont je savais maintenant le nom, m’a regardé avec son expression célèbre qui combine le dégout, l’angoisse vers les gens qui ne tentent pas finir à mâcher avant de se mettre à parler et une tendresse irrationnelle avec laquelle on essaie de comprendre un idiot — tous ces composants dans les proportions si parfaitement ajustées que personne à laquelle cette expression était adressée ne pouvait qu’avaler son bol alimentaire le plus vite possible et répéter sa phrase avec la clarté cicéronnienne, commençant par une double excuse : « Pardon, je suis désolé ».

— Pardon, je suis désolé, dis-je, j’ai dit, on se voit bientôt, alors, non ? Enfin, les niveaux, les boss, c’est fini, mais le jeu, ça ne se termine jamais, ai-je tort ?

Jan m’a regardé encore une fois, avec une autre expression, non moins célèbre que la première, mais beaucoup plus rare et difficile à provoquer. Le dégout est d’un coup disparu, l’angoisse s’est presque évaporée, ne laissant que des quantités infimes dues aux quelques graines de sésame au bord de mes lèvres que je n’ai pas encore essuyées, et la tendresse s’est enfoncée, comme un grand nuage du soir dont les bords rattrapent les derniers pinceaux du soleil et qui s’enflamme brièvement, s’emplissant d’une couleur vive et dense, — elle s’est répandue en prenant presque toute la place, dépassant les limites de sa mimique et se transformant directement en sons pas encore proprement assemblés en mots.

— Hum-hum, dit-il d’une voix douce et indécise, comme si pas complètement présent, comme si quelqu’un le secouait dans son sommeil, lui disant : « Allô ! Jan ! Debout ! Tu vas être en retard à l’école ! Voyons donc, il faut le bannir de l’ordi, cet enfant ! » — répétant ça d’une voix faussement menaçante, et il ne voulait pas se réveiller, s’habiller, sortir du lit, aller dehors, et pour cette raison balbutiait des protestations dans une tentative futile de sauver son rêve.

Puis, en reprenant contrôle de ses émotions, il s’est redressé, a baissé ses yeux vers sa tasse dans laquelle il restait encore un peu de cacao très sucré, mais sans sucre (ma propre invention, au cas où), il rajouta :

— Bah, bien sûr, on va le faire, man, faut juste qu’on trouve le temps, puis tu m’écris, et bah—

Dans cet instant, j’ai baissé les yeux, moi aussi, pour regarder mon smart watch, qui s’est finalement avéré utile en me rappelant que les capsules de cryo-sommeil allaient se fermer dans dix minutes.

— Allez, ai-je interrompu les balbutiements de mon ami d’une manière aussi éhontée que libératrice pour lui, allez, les gars et les filles, il est temps.

Après que tout le monde est parti pour leurs capsules, mais juste avant qu’ils ne se fussent submergés dans la solution tiède et au goût salé (pas mon invention), j’ai touché encore une fois l’écran de mon watch, bien cabossé et couvert d’un réseau de petites fêlures, et, en retenant mon souffle, j’ai choisi « New game », puis, en voyant l’avertissement qui disait « You are already in the game. Start again ? » et qui aussi ajoutait de façon sournoise et illisible : « J’espère que vous savez bien ce que vous êtes en train de faire », j’ai léché mes lèvres sèches, j’ai avalé la dernière graine de sésame, et j’ai appuyé sur « Yes ».