Bonjour M. Vachuque,
Ceci est un email pour vous rappeler que demain aura lieu, comme prévu, votre examen de langage universel (formation générale). Le test commencera à 9 h 30, l’inscription sera ouverte à partir de 8 h 55. Nous vous recommandons d’arriver ponctuellement au début de l’inscription pour éviter les délais. Le lieu du test reste le même : la filiale du Conseil galactique des langues et de l’expérience subjective immédiate, située au quatrième étage du Berolinahaus sur l’Alexanderplatz 1, Berlin. Ce bâtiment se trouve tout au centre de la fameuse place berlinoise, juste à quelques mètres de la station de métro et il est presque impossible à manquer, mais, pour votre commodité, voici les instructions détaillées qui serviront à vous orienter sur le terrain si jamais vous êtes perdu.
Juste avant de sortir de votre appartement Airbnb dans les banlieues, avec sa vue semi-magnifique, semi-décevante sur un semblant d’un jardin d’été avili par le fond hideux d’une autoroute à six voies et les sombres silhouettes des logements sociaux à l’autre côté, placés si près d’elle qu’ils évoquent une analogie des dents gâtées d’un vieux monstre grignotant sur un os rongé, n’ayant plus de force pour pénétrer dans la moelle et seulement couvrant sa surface des faibles échancrures en forme de stationnements spontanés et des épiceries du coin — juste avant de sortir de votre pièce douillette, M. Vachuque, regardez encore une fois cette belle vue, floutée par la pluie diluvienne que vous auriez pu prévoir, mais que vous avez choisi d’ignorer en ne prenant dans vos bagages qu’une seule veste légère et deux t-shirts. Regardez-la, puis vérifiez votre température — elle va sûrement commencer à grimper, n’indiquant rien d’autre que vous êtes peut-être déjà dans la phase initiale de la covid, et en vous poussant à vous demander si le virus sera plus rapide que le métro, s’il va bientôt obscurcir votre âme et vous empêcher de concentrer à 100 % pendant les épreuves ; puis, enfin, après avoir poussé un soupir indéfini, sortez dehors.
Juste après la porte d’entrée, tournez à gauche et notez, en passant, une figure accroupie d’un homme vêtu en costume de sport, qui va toujours répondre à toute question sur un ton désolant : « Enschuldigung, ich weiß es nicht… ». Ensuite, sans entrer en contact avec cette personne-ci, aspirez à pleins poumons l’air des faubourgs berlinois, frais et imbibé d’eau — seulement pour vous mettre à tousser comme un perdu dans le prochain instant, frappé par la vague d’un fort arôme d’encens émanant des fenêtres au rez-de-chaussée et accompagné par les sons d’une querelle en hindou. Allez, n’arrêtez pas. Ça va aider avec votre rhume.
Passez un mur orbe et délabré avec un graffiti qui dit : « VULVA » (tout en majuscules), puis, après quelques crachats, possiblement sanglants, flasque d’urine (en forme ressemblant celle de la France ou de l’Allemagne, selon le jour de la semaine, l’intensité de l’intempérie et quelques autres facteurs que nous prenons la liberté de ne pas mentionner ici pour garder cette description courte et strictement pratique), esquivez de justesse deux tâches délavées de vomi, et tournez de nouveau à gauche au coin d’une bâtisse totalement dépourvue d’individualité, sauf pour deux fenêtres aux cadres craquelées au troisième étage, par l’une desquelles se penche avec la régularité digne d’un coucou un individu hirsute, dont le regard fou et les cheveux ébouriffés parachèvent le tableau de l’orage, en brandissant une bouteille de bière comme un pistolet et en criant : « Aaaahhhh putain !!! On est inside !!! ».
Bravo ! Si vous venez de vous faire éclabousser par le mélange de la salive sortant amplement de la bouche de la personne susmentionnée, de sa sueur, des gouttes de la bière attiédie, tout ça dilué dans le flux de la pluie qui devrait, d’ailleurs, à cet instant atteindre son comble et devenir presque tropicale en vous faisant craindre que tous vos documents dans votre sac-à-dos sont peut-être déjà complètement et irréversiblement mouillés, si vous luttez contre les bourrasques du vent furieux qui risque d’arracher le parapluie de vos mains (avant d’emporter votre casquette stylée) — félicitations, vous êtes bien sur le bon chemin.
Droit devant vous, vous devriez maintenant apercevoir l’entrée dans la station de métro de Lichtenberg — comme un trou noir, compact et à l’air assez sympa, creusé dans le plan quadrillé du pavé et accumulant autour de soi un amas de formes de vie biscornues, des caillots d’amour, des graines d’espoir, des petites bulles de bonheur et des grands coagulums brillants de consumérisme, ainsi que des bavures de désespoir et de la solitude régurgitée qui en sortent par les jets puissants. Approchez-vous, n’ayez pas peur — c’est bien là où il faut descendre. Mettez la main dans votre poche, touchez le contour agréable et mou de votre portable, posez votre pied sur la marche en béton et remarquez du coin d’œil le mouvement semblable, effectué par une autre jambe appartenant à une autre personne, dont le visage vous ne voyez pas et que vous ne connaissez pas, mais avec laquelle vous vous trouvez, par pur hasard, dans un acte d’une symphonie de mégapole qui n’a pas de début, ni de fin, qui se joue majoritairement en largo, parfois en lento, mais jamais en allegro.
Poussez le sol, M. Vachuque, sentez bien la vibration produite par le train qui arrive et que vous ne voulez pas manquer, respirez fort et profondément, en remplissant vos poumons de l’odeur si bien connue du métro berlinois, / des stations carrelées, / des piliers en acier, avec grosses vis rouillés, cette odeur mystérieuse, qui traverse le temps, qui traverse les époques sans changer une note, / une seule molécule / dans sa formule magique qu’on cache dans les boîtes à outils, dans les kiosques de kebab, entre les pages des journaux et dans les gobelets en papier qui se roulent sur la plateforme en attendant la prochaine bouffée du vent chaud venant du tunnel qui pourrait les emporter sur les rails. Aspirez-la, et, sans essayer de trouver la source ou d’identifier l’élément clé de ce mélange (est-ce du charbon ? de la suie ? de la résine ? la réponse est toujours la même : pas vraiment), entrez dans le corps sinueux du train, qui va vous offrir un de ses ailerons juste au moment où vous seriez fini avec votre exercice respiratoire. Eh bien, vous êtes presque là, mon cher !
Blottissez-vous contre le mur jaunâtre du train, possiblement couvrant avec votre corps le plan de lignes du métro et empêchant le regard rôdant d’un autre passager d’y trouver son havre de paix parmi les zones chaudes des contacts visuels involontaires. Touchez la barre de maintien légèrement du bout des doigts, puis avec votre tête, comme si c’était l’épaule d’une personne aimée, et, en plongeant votre regard dans la vitre obscure de la porte du wagon, inspectez votre visage tondu, crispé, couvert d’un masque, mais incontestablement, indiscutablement beau.
Comment allez-vous ? Avez-vous le sentiment grandissant de confort ? D’être chez vous ? Dans votre milieu ? Bercé dans les entrailles d’un ver en métal qui vous a mollement avalé, non pas pour manger, mais pour porter soigneusement, / comme un trésor fragile, / sous les vagues noires de l’océan souterrain, faites des câbles, de la terre, des carreaux et des contrôleurs de tickets, pour vous transporter de l’archipel d’Hésitation à l’île d’Espoir, séparés par les grands étendus des eaux immobiles de la solitude urbaine. Vous sentez-vous bien ? Ça va mieux ? Ça goutte sur le plancher, le parapluie ? C’est dégueau, les vêtements mouillés, non ? Ça commence à fonctionner, la vie ? Ça commence à se voir plus clair, l’avenir ? On dirait que ça va bien, après tout ?
Écoutez le bruit de roues, la réponse des rails, le couinement des freins, le glapissement des signaux d’avertissement, la douceur perçante (mais émoussée par le bruit d’un nouveau tunnel) de la voix qui annonce la prochaine station : « Nächste Station : Alexanderplatz ». Voilà, M. Vachuque, on est là. Sortez du train. Gravissez l’escalier. Ouvrez votre parapluie, apercevez les cieux toujours gris et enveloppés de nébulosité qui semble reposer son corps plantureux sur les tours raides et brutales de Berlin-Est, — toujours obscurcis, mais qui manifestent très finement, presque à la cachette, un aspect égayant du beau temps de demain. Marchez d’un pas vif et allègre, mais — n’oubliez pas, jamais allegro, toujours largo, dirigez vos pas vers une porte tournante avec un bouton de sonnerie que vous ne remarquerez qu’après quelques secondes de vaines recherches. Appuyez dessus et, en entendant la voix de notre réceptionniste que vous auriez l’impression d’avoir déjà rencontré quelque part, à un moment donné, dans un univers quelconque, mais, comme dans le cas d’odeur caractéristique du métro, ne serez pas capable de dire où et quand exactement, mettez votre masque à oxygène et entrez en toute confiance dans le portail brillant qui s’ouvrira devant vous.