Salut ! C’est encore moi. Je me permets de commencer par une référence culturelle si rebattue et paresseuse qu’elle nécessitera d’abord un paragraphe entier explicitement pour admettre ce détail-ci et pour l’exposer immédiatement à une dose bien calculée de l’impitoyable dédain, ainsi blanchissant toute sa platitude et me soustrayant sans égratignure d’un embarras stylistique qui paraissait presque inévitable. Comme tu vois, je ne me soucie pas du tout du fait que ceci soit un télégramme, donc, il faudrait être succinct, bref et précis. Il faudrait. Mais je m’en fiche.
Car c’est un télégramme dans un format que j’ai défini, sur le papier en-tête que j’ai inventé moi-même, et composée selon les règles que j’ai moi-même établies. C’est un télégramme que, initialement, je ne voulais pas écrire, mais mon ami a insisté, il m’a poussé, m’a persuadé de le faire et maintenant, il me regarde, assis devant moi comme ça au comptoir dans ce petit bureau de poste où il sent la cire à cacheter et le papier kraft et où nous sommes allés juste avant la fermeture pour que je puisse faire ce que je ne voulais pas faire — c’était censé être une joke, enfin — il me regarde longuement, et je vois dans ses yeux le doute, le regret et l’horreur s’enchaîner à mesure qu’il aperçoit le texte déborder la feuille et ma main continuer sur la table en visant de bientôt passer au plancher. Mais je pense que j’ai quand même raison, parce que c’est en écrivant ce télégramme que j’ai découvert qu’il s’agissait d’un télégramme bien spécial.
… c’est un télégramme qui me contient, qui te contient, qui nous contient. C’est un télégramme qui dit, dans la langue dont le présent, le passé et le futur tous entiers eux-mêmes sont les mots, qui dit je t’aime, qui dit je t’aimerai toujours, un télégramme qui existe, comme l’univers, qui existait, même quand elle n’a pas encore été écrite, dans la forme d’une singularité primordiale d’où tous ses mots sont sortis, un télégramme qui existera toujours, même si on perdra le texte, on oubliera à lire, on asséchera les fleuves, on dynamitera les barrages, on arrêtera de produire d’électricité pour soutenir les serveurs de Google et d’Apple, même si on finira par se réfugier sous la terre après s’être effacé avec des missiles nucléaires de sa surface.
C’est un télégramme qui arrive plus vite qu’un télégramme, plus vite que les lèvres tremblantes sur le visage rougeaud de gêne de l’expéditeur la dictent d’une manière la plus monotone et indifférente possible, plus vite que les yeux d’une opératrice, ronds et calmes sur le visage joli et sainement rosâtre, comme si tiré d’un film d’animation, la relisent d’une manière la plus distanciée et neutre possible, plus vite que ses caractères apparaissent sur la bande en papier qui courbe, qui forme des boucles, qui ne suffit pas, elle est plus vite que les mains d’un facteur qui l’apporte — ou, plutôt, un facteur qu’elle apporte, empêtré dans son contenu et y battant comme un poisson dans le filet — c’est un télégramme qui surpasse la vitesse de la lumière tout en respectant la théorie de la relativité générale, car elle se lit et s’écrit au même instant, par la même conscience représentée par ses deux agents, égarés dans les espaces et dans les temps d’une manière totalement égalitaire et intriqués d’une manière absolument désespérée.
Ceci est une lettre d’amour d’un gars longiligne et étique, qui est allongé dans son lit un beau matin d’automne, quand les cieux sont bleu foncé comme les eaux des Grands Lacs, avec de grands épais nuages dorés comme les gâteaux faits-maison à la recette secrète de la grand-mère, un matin d’automne quand l’air est fraîche, mais pas froid, transparent et immobile, mais comme si doté d’une puissance d’emporter tous les objets et les personnes qu’il contient, comme les vagues sereines de la mer. Ceci est une lettre d’amour de ce gars à une fille qui vit dans un autre coin de l’univers, qui se réveille par un autre matin d’une autre automne, avec d’autres couleurs et d’autres températures, qui laisse ses jambes, très minces et très pâles, pendre du lit et qui attarde une seconde, puis une autre, puis une autre encore, en écoutant les bruits dans la pièce adjointe, et, même si l’on est incliné en faveur d’une de deux hypothèses, il est sacrément difficile à dire en l’observant de l’extérieur, si elle tente, avec un effort doux et un espoir caché d’échec, de distinguer les pleurs de son bébé ou si, plutôt, elle essaie désespérément d’attraper les dernières vagues de ce qui constitue le tissu du monde, lui apportant, comme des épaves sur les plages vides du réel, les fragments d’un discours amoureux.