Tout ça : la petite professeure de français qui t’ouvre la porte avec un joli sourire, en te disant d’une voix enjouée et douce : « Mais vous voilà ! On vous attend déjà ! », comme si le test d’expression que tu dois passer — pour manque d’acceptation du fait que la langue de Baudelaire, tout comme Baudelaire lui-même, sont bel et bien dans ton sang, — comme si cet examen-là n’était qu’une agréable conversation dans un café par un matin ensoleillé d’un début d’avril, l’ordi dans un coin, les rais du soleil printanier qui pénètrent gaillardement dans la salle de classe par la fente entre deux toits gothiques en caressant les tables, les feuilles de papier, les épaules pointus et à peine couverts par la blouse de l’enseignante que t’observe avec un mélange d’oisiveté, atonie et faible intérêt qui ne sera jamais suffisamment fort pour atteindre le seuil de la bénigne curiosité et se transformer en une véritable sensation ; les touches du vieux clavier que tu appuies en tapotant le texte d’une lettre imaginaire destinée à une rédactrice-en-chef (un petit conseil : utilisez plutôt le masculin — rédacteur-en-chef — comme ça, vous n’auriez jamais de soucis à propos de l’accord) d’un journal, lui aussi imaginaire qui, avec son article imaginaire aurait tellement (imagine-toi le) embrasé tes sentiments que tu n’avais pas d’autre choix que te mettre immédiatement à écrire une réponse acerbe et pleine d’ardeur ;
les touches qui craquent, qui convoquent, avec leur son et leur, comme on dit si l’on veut être au niveau, retour haptique, les sentiments tout différents, complètement hors de propos, qui dérangent, qui perturbent, qui se mêlent sans cérémonie à la balbutie de ta fausse morale bafouée que tu essaies, par habitude, d’essorer tant soit peu afin de produire au moins une semblance de véracité ; les souvenirs se dressent devant tes yeux, se déroulent comme un parchemin, tu te baignes dans un fleuve à la campagne, au milieu d’un petit bosquet, qui, évidemment, pour toi de l’époque ressemble à une véritable forêt, le soleil brille, le soleil flamboie, le soleil sans honte ni vergogne se visse dans la coupole lisse de l’azur parfait, les couronnes des pins dentellent l’horizon, la clairière presque parfaitement ronde et émeraude se couvre des vagues légères du vert clair quand une rafale du vent pourlèche la nappe des trèfles, se parsème de dents-de-lion, le visage de ta copine avec ses taches de rousseur pointe au-dessus d’une serviette que tient sa mère pendant qu’elle change, et, en remarquant ton regard curieux, rougit et bredouille : « Mais arrête… » avec une intonation étrange et comme si tirée du futur où tu tomberas amoureux d’elle et où elle sera, selon les lois du drame, évidemment, promise à un autre ;
les touches du clavier, les épaules de l’enseignante caressés par le soleil toujours plus audacieux, son regard errant, la poussière sur les fenêtres qu’on entrouvrira quand il fera beau et qu’on va demander de fermer quand il sera juillet et la chaleur deviendra insupportable ; les bruits de la rue dehors, la cloche qui égrène les heures, un petit appartement à Berlin avec quatre lits que tu as loué un peu par hasard et seulement pour une nuit — pour éviter la trépidation et le tracas d’arriver à la gare le matin même de ton test d’anglais, courant le risque (fût-il presque négligeable) d’être pressé et ne pas avoir le temps pour te coiffer dans les toilettes du British Council ; le visage radieux d’une professeure d’anglais qui était assise face à toi pendant la preuve de l’expression orale, dos à la fenêtre derrière laquelle roulaient les nuages laiteux de mi-octobre, ses yeux dans les lunettes rondes qui clignaient et comme s’embrumaient de douceur quand elle t’écoutait, en créant l’impression d’une journée ensoleillée que s’inscrivait dans ta mémoire au dépit de la grisaille berlinoise qui continuait son défilé à l’extérieur ;
les trains de métro, l’odeur invariable et toujours mystérieuse des stations et des passages piétons, la famille française que tu as rencontrée dans le magasin juste après le test où tu achetais de la malbouffe en rémunération de tes efforts, les briques et les antennes des bâtiments laids de Berlin-Est, les silhouettes immobiles du Holocaust-Denkmal, les nuages, toujours laiteux, toujours rampants, les trains qui s’entrecroisent au milieu d’un champ quelque part entre Brandebourg et la Saxe, les yeux de contrôleur, la patience et la condamnation muette dans ces gestes quand qu’il attend pendant que tu fouilles dans tes jeans en cherchant le portable avec le billet électronique que tu aurais pu préparer il y a au moins une dizaine de minutes ; les cordes électriques qui longent la vue lingée des champs, des clôtures, des forêts lointaines et des tétines des nuages qui pendouillent là-dessus ; la poussière sur les vitres, les étoiles qui parsèment le ciel noir, déjà éclairci, qui s’étend de ton balcon vers le nord, où scintille Venus, ou tourne Saturne, ou chute Jupiter dans le vide avec ses lunes, avec ses taches du rouge et du jaune, avec ses orages, avec Juno et avec le Soleil, avec toi et toute l’humanité, sans que personne le remarque, comme l’admet d’une voix inébranlablement enthousiaste professeur Brian Cox dans une de ses vidéos divulgatrices que tu regardes en procrastinant ;
la trainée livide que tire du noir un avion effectuant son vol de nuit, portant en soi quelques centaines d’âmes, vigiles et endormies, sereines et dérangées, un avion par étoile, un pays par personne, un rêve par garçon, un amour par fille, les taches de rousseur, les lèvres qui te demandent d’arrêter, le statut de ta demande, les versants des montagnes, les crêtes des pins, les lèvres qui s’étirent en sourire, un énorme sourire sans commune mesure étendant depuis le début des années 90 avec leurs vents, leurs appareils photo, leur fleuve et leur azur, traversant les années 2000 avec leurs boulevards, leurs parfums, leur alcool, leur désir et leur détresse, continuant dans les années 2010 en s’y accrochant à une frêle cheminée d’une maison victorienne en vue de l’Ocean Beach à San Francisco, et en se courbant, comme se courbent les lèvres d’une jeune femme aux cheveux noirs et aux yeux noisette assise dans une tache de lumière qui semble ballotter un peu — la femme d’abord, puis la tache, — en partie par l’ennui, en partie parce qu’il fait beau comme ça et que l’escogriffe bizarre devant l’ordi qu’elle est censée contrôler pendant qu’il passe son test, bien qu’il soit drôle, ne l’intéresse pas autant qu’elle serait trop consciente de ses gestes pour ne pas effrayer un partenaire potentiel ;
le son des touches, le texte du faux message destiné à la fausse éditrice-en-chef qui, à mesure que tu écrivais, est devenue juste un peu plus réelle, ce qui ne peut t’empêcher de ressentir quelque chose ressemblant de loin à la satisfaction d’un personnage réussi ; les petits matins, les midis oisifs et les minuits fraîches, les années-lumières, la peste, la guerre, de l’azur, du vert, tout ça, comprimé dans une feuille de papier portant le titre « Confirmation de la résidence permanente » et la photo de son bénéficiaire avec sa coiffure moitié ébouriffée, moitié soigneusement peignée, ce qui en somme donne un équilibre parfait, ses yeux noisette exprimant les quantités tout aussi finement équilibrées de l’étonnement et de la frayeur, et ses lèvres, tout légèrement courbées dans une drôle de figure asymétrique comme si formant un bout d’un très, très, très long sourire.