Il y avait peu de monde à Moscou à cette époque-là, les rues étaient vertes, l’air transparent, les images nettes, les pas vites, les bras longs et minces avec le poil léger doré par le soleil, je ne portais pas de lunettes, ses cheveux étaient lisses et parfumés, la rue constituait des têtes en mouvement, des vitrines qui éclataient quand on changeait de position un peu, des petits nuages de fumée, des petites hachures blanches de cigarettes éparpillées, des langues qui mêlaient les sons, des lèvres qui brillaient au soleil, le soleil qui était dans chaque sac en plastique, dans chaque pupille, sur les cils, dans chaque coin des lèvres, même entre les minces tiges dégoutantes de salive qui se voyaient dans les bouches ouvertes, même si pour un très bref instant, mais parfois, on les apercevait, pas vraiment dégoutantes, juste drôles, on riait, la rue était faite d’une maille des objets luisants, scintillants, éclatants, ou était-ce plutôt une écaillure, comme la texture d’une coquille de tortue qui se tortillait, la rue, qui s’insinuait entre les bâtiments qui, eux, croyaient naïvement que c’étaient eux qui donnaient naissance à la rue, parce que sans eux, il n’y avait que de l’espace vide, un champ de blé, je ne sais pas, un champ de blé sous le ciel parfaitement azur, deux figures passent, lui, longiligne, un duvet au niveau de la lèvre supérieure, une espèce d’escogriffe, elle, les cheveux lâchés, sans maquillage, jolie, lèvres minces, entre ses jambes l’objet de désir, c’est absurde, c’est animal, c’est tellement basique, et pourtant on le désire, on veut s’y introduire, pour ainsi dire, je ne sais pas, y faire entrer un autre objet, encore plus débile, animal et basique, enveloppé dans un drôle de sac qui luit et qui glisse, c’est tellement bête, on le faisait comme ça déjà au Moyen Âge, non ? mettre — c’était quoi, là ? — une vessie de porc ? les boyaux de mouton ? sur sa bite pour profiter de l’acte tout en évitant les conséquences, et on continue, on continue, on continue, on appuie sur les touches les plus basses du clavier, la de l’octave -1, on joue forte, fortissimo, triple fortissimo, on maintient la pédale de sustain tout le temps, on ne la lâche pas, peu importe que c’est dissonant, c’est très dissonant, en fait, ce n’est que de la dissonance, il n’y rien que de la dissonance ici, la alternant avec la une octave plus haut, si, puis si bémol, fa dièse, on joue très fort, un trille entre fa dièse et fa bécarre, fa dièse, fa bécarre, la, si, la bémol, on glisse, on glisse sur les touches en restant dans le registre bas, comme Henry Cowell, la main droite touche, comme par hasard, quelques notes dans la septième octave, incroyablement légères, presque inaudibles, presque aléatoires, sol, la bémol, fa bécarre, mi, on continue sur les basses, la rue est pleine d’air, pleine de transparence, elle serre ma main, ses cheveux sont parfumés, les grands camions passent à côté de nous à grande vitesse, les arbres tamisent la lumière, le vent apporte du vert, du vert juteux, de l’orange, de l’orange des briques des vieilles façades, du jaune, du jaune des dents-du-lion, elle tient ma main, mon cœur bat, ma main transpire, je veux essuyer la paume sur mes jeans, c’est classique, elle tient ma main, la lumière est tellement douce, mes yeux commencent à larmoyer, je veux lui dire combien je l’aime, je me vois dans une devanture d’une boutique de l’autre côté de la rue, elle me voit dans le reflet, je lui souris là, ça crée presque une réalité parallèle dans laquelle on se voit de l’extérieur, de la position d’observateur, comme si l’amour était déjà fini et l’on l’analysait, on l’observait avec un mélange de mélancolie et condescendance de celui qui avait survécu la rupture, c’est bizarre parce qu’on est toujours là-dedans, en plein milieu, on se tient la main, on se blottit l’un vers l’autre, on se dit, le soleil, on se dit, la langue, on dit, la salive, on rigole, on dit, la crème glacée, on dit, la chaleur, on dit, je t’aime, on s’embrasse, on avale, on se touche là où l’on veut qu’on continue, la pédale forte est de nouveau enfoncée, la main gauche recommence le mouvement des ondes, on dit, j’aime, on dit, j’aime ton parfum, on se noie dans le parfum, on ne trouve plus de paroles, la rue déborde des couleurs, des objets, des mouvements, les objets s’emboîtent, s’intercalent, s’insèrent, se glissent, s’introduisent, le soleil tache la vitre un peu poussiéreuse au cinquième étage, on se douche, on se dit, attend, puis on décide de ne rien dire, on se serre, on presse sa joue contre l’autre joue, le rouge à lèvres est imparfait, la respiration intense, les mots imprécis, les sursauts involontaires sont partagés entre les deux corps, on s’exalte, on s’exclame, on se calme, les sons traversent le paysage, le pays se fait raréfier, se dégage, se disperse, se dissipe, se dilue. Ses lèvres s’étirent dans une mince et comme espiègle ligne, comme en voulant poser la question qu’on connait déjà, mais en hésitant de la verbaliser pour ne pas laisser des imperfections sur son image, car cela pourrait sonner comme une demande d’une prostituée : « Ça t’a plu ? ». La rue est calme, le soir est beige, jaune et bleu, je lui embrasse l’épaule, la main gauche grimpe vers le haut registre en sortant des dissonances, la figure prend forme de la gamme fa majeur, les cieux de Moscou logent la Lune et quelques nuages, elle est nue, je suis nu, les jours s’enchaînent, les lèvres sèches se touchent et se détachent, la bouche montre les tiges de salive quand on dit : « Je t’aime ».