J’étais dans la cuisine, dans l’appartement de mes grands-parents à Saint-Pétersbourg que je devais vider avant de remettre les clés aux nouveaux propriétaires. Ils l’avaient acheté presque instantanément, après un jour de réflexion, comme si par peur que quelqu’un d’autre ne s’intervienne et, en faisant ça, ne bouleverse le bon ordre d’évènements qui assure le fonctionnement du grand mécanisme de l’univers et garantit le fin équilibre entre le bien et le mal.
C’était une jeune couple, fraîchement mariée — lui, baraqué, avec un petit embonpoint et les épaules voûtées à cause d’un travail sédentaire, toujours trop occupé sur le boulot, pas de temps pour participer à toutes les rencontres, juste du temps pour venir une seule fois et me tenir la main, molle et chaude, en me regardant prudemment dans les yeux avec une intention futile de saisir d’un coup toute ma personnalité et de la déchiffrer en une seconde pour se rassurer qu’il s’agit bien d’une personne fiable (idéalement inférieure à lui du point de vue intellectuel), et non pas d’un escroc — et puis partir, soulagé et de nouveau plongé dans ses affaires, en hochant affirmativement la tête et faisant un petit baiser gêné à sa femme. Elle, s’occupe de tout, prépare tous les documents, gère toutes les conversations avec des agents immobiliers et des fonctionnaires municipaux et jase, sans trop s’y engager, mais gardant une légèreté impressionnante, avec le vendeur, ce mec maigre et dégingandé, qui essaye si drôlement de faire de son visage blême et sa gesticulation agitée une impression d’un homme adulte projetant la confidence et la cordialité.
— Pourquoi as-tu décidé de le vendre ? me demande-t-elle pendant que nous nous ennuyons dans une file d’attente pour accéder à la cellule bancaire et effectuer un dépôt (l’opération aussi formelle que fascinante, car on peut voir, peut-être une seule fois durant tout le long et complexe processus de vente, l’ensemble de l’argent que valait son appartement, entièrement en espèces, ce qui donne un très bref et évasif sentiment de la réalité brute, telle comme elle est, pour disparaître tout de suite sans laisser aucune trace).
— Bah, écoute, commencé-je, tout en essayant de garder mon impeccable attitude d’un homme fiable et confident qui (d’abord l’attitude, puis l’homme lui-même) se met traîtreusement à trembler et se désintégrer en morceaux en donnant à ma voix le ton tout à fait artificiel et à mes yeux l’expression d’un agent d’influence étrangère qui est deux doigts de se faire démasquer.
— Tu vois, dis-je en transpirant et essayant de garder une semblance de contact visuel ouvert et ferme avec la personne dont je parle, ma grand-mère avait emménagé chez nous, l’appart est, comme, vide tout le temps, et on n’a pas, comme, genre, envie de, hum, s’engager dans toutes ces affaires de— euh— comment s’appelle le truc—
Mon anxiété a finalement forcé la porte d’une pièce imaginaire dans mon cerveau désigné comme « Centre de confiance en soi et d’incontournable masculinité » sur laquelle une feuille du papier a été accrochée de façon hâtive et insouciante par deux geeks qui l’avaient occupée en l’absence du vrai maître. Je mets mes mains dans les poches et romps le contact visuel qui est devenu insoutenable, en dirigeant mon regard vers le bureau de renseignements où une jolie employée de banque observe les clients avec un sourire identique au sincère, de sa position au-dessus de notre monde rempli de tragédies, soupçons et malhonnêteté ; je la regarde et je remue silencieusement mes lèvres, comme si en lui adressant ma demande d’aide solennelle.
— La location, tu veux dire ? résout finalement cette torture la voix indifférente de mon interlocutrice, comme si venant de loin, en supprimant toutes les chimères et en faisant disparaître toutes les scènes d’enfer en un claquement de doigts.
— Oui, en effet ! réponds-je avec un soupir de soulagement significativement plus fort que la situation ne le requière.
— Ah, d’accord, je vois, réagit-elle presque sans aucune émotion, en jetant — sans aucune hésitation non plus — un regard sur son portable pour consulter l’heure.
— Mais ça fait une éternité, quand même ! roule-t-elle ses yeux, puis se met à fouiller dans son sac-à-main, ce qui me donne quelques instants nécessaires pour reprendre mon souffle et expulser doucement l’anxiété du fragile bâtiment de mon âme en lui faisant une promesse de ne jamais mener les expériences aussi prétentieuses dans le domaine de psychophysiologie.
Le soleil a glissé un peu sur le firmament, toujours clair et azur, en se rapprochant du toit grêlé d’un autre immeuble qui se dresse face au mien, caché par la verdure froissé de la cour, les cous rouillés des réverbères et la légère concavité de l’ancien vitrage : même formes de fenêtres, même construction de balcons, même motifs de briques, mêmes rêves, pâles, mielleux reflets.
Je nettoyais les rayons, j’effaçais la poussière qui s’était accumulée pendant les mois où il n’y avait personne ici. Je retirais les tiroirs, je regardais les photos, je rangeais les armoires, le dérangeais les mémoires, j’ai touché le tuyau de gaz avec mon épaule et j’ai fait tomber une boîte d’allumettes qui se tenait là peut-être pendant des années, presque sans aucun soutien, seulement grâce à la force de frottement, comme un outil ancien échappé des mains d’un ouvrier de construction qui travaillait sur la chambre du roi dans la pyramide de Khéops et piégé quelque part entre les parois du sarcophage et les os desséchés d’immortel pharaon.
Sans me demander, pourquoi je fais ça, j’ai pris une allumette et je l’ai grattée, ce qui a instantanément embrasé toute l’invisible substance du passé dont le vieil immeuble était plein à craquer. Soudainement, j’ai tout vu — avec une clarté exquise et presque insoutenable : les portes monochromes des appartements voisins, les marches de l’escalier provenant de l’ombre fraîche et floue du sous-soul et remontant vertigineusement vers les hauteurs transparentes, entrecoupées par les parapets et les tâches lumineuses des longs vitraux dans les étages supérieurs, habités par d’autres gens qu’on n’a jamais rencontrés. La grille massive d’ascenseur qu’il fallait fermer manuellement après les portes en bois dans la cabine et qui tamisait la lumière jaune et huileuse d’une petite ampoule brûlée ; le son de pas et l’écho de toux sèche de mon grand-père qui montait à pied malgré les efforts que cela lui demandait ; les mains courantes, si minces et peintes presque de la même couleur que les murs, qu’on pouvait facilement les imaginer non-existantes — ce qui donnait l’air très bizarre et fantasmagorique à l’image d’un vieil homme dans un manteau et un chapeau qui montrait l’escalier en haletant et en s’appuyant lourdement sur le vide, comme s’il pouvait enfreindre la loi de la nature.
Tous les objets de mes rêves, les fantômes et les demi-êtres, ne vivant que pendant le crépuscule du matin, sautaient sur moi, tout d’un coup pleins de vie et désireux de la garder, de survivre, d’évoluer, en full HD et en true color, saisis par le feu et agonisants comme les moustiques qui volent autour d’une lanterne dans un parc pour en périr plus tard en se rapprochant trop près de la source de la lumière, enflammés par la réaction chimico-métaphysique entre ma conscience et la substance trompeusement bénigne qui a tendance à s’accumuler dans des vieux appartements remplis de mémoires dont on se croyait complètement libéré.
Je restais immobile quelques instants encore, après que tout était fini et que la fine cendre invisible de créatures du monde, lui aussi, invisible, qui ont encore une fois échoué de franchir la frontière leur séparant de la réalité, s’est affaissée sur le parquet, frotté par des milliers de pairs de pantoufles et brillant au soleil du midi dont la luminosité était feutrée par les rideaux semi-transparents.
Puis, j’ai baissé ma tête et, comme si en continuant à suivre rigoureusement le script qui décrivait chaque mouvement dans cette scène, j’ai inhalé la fumée qui levait toujours de la tête noircie de l’allumette comme une fine soie, en laissant se réfugier dans les vastes labyrinthes de ma conscience, sans s’en rendre compte, le dernier ressortissant de l’empire tombé du passé.
La dernière molécule d’été, la dernière miette du gâteau à la recette secrète de ma grand-mère qu’on faisait toujours pour mon anniversaire et que je n’ai jamais été capable d’avaler entièrement, à la suite de quoi on était obligé d’emmener le reste à la ville ; la dernière note de l’huile de tournesol avec une teinte presque indiscernable de choux sauté et d’œufs durs — le dernier quanta de l’univers disparaissant, marqué comme désuet et destiné à l’oubli, que j’ai rattrapé au dernier moment avec mon olfaction, en traversant l’espace et le temps et en récupérant le monde entier dans un état presque parfait quand je me suis attardé un petit instant devant le four un samedi matin dans mon appartement douillet à Leipzig, à l’autre côté du mur de Planck.