Judo

« Il faut faire du sport, il faut apprendre à tomber, à se défendre et surtout à être un homme » — c’est ce qu’on m’a dit en m’inscrivant dans un club de judo (sans se donner la peine de me demander si j’étais d’accord ou non) à mon retour de vacances d’été chez mes grands-parents, quand je suis revenu en ville, plein de souvenirs moelleux d’aisance et d’oisiveté et sans aucun enthousiasme pour la rentrée scolaire en particulier et pour la maturité en général.

Le club se trouvait à quelques rues de nous, dans un sous-sol d’un autre immeuble, presque identique au nôtre, construit des mêmes briques et des mêmes barres d’armature, alimenté par les mêmes tuyaux et les mêmes câbles et parsemé des mêmes tâches de fenêtres, jaunâtres, voilées des fines filandres de rideaux le soir, impénétrablement noires au petit matin et indifféremment aqueuses pendant la plupart de la journée. C’était là où j’étais désormais obligé de me rendre tous les deux jours, à 19 h, tempête ou beau temps, pour me changer en kimono — ou plutôt pour me noyer dans les pantalons bouffants et glisser mes petits bras dans les énormes manches d’un drôle de vêtement fait d’un tissu grossier émanant l’indélébile odeur de sueur qu’il avait longtemps absorbé et qu’on ne pouvait jamais complètement exterminer malgré tout le lavage et le grattage avec les mains énergiques. Une petite femme, l’épouse de l’entraîneur et l’administratrice du club me l’avait donné, emballé dans un vieux sac en plastique, pendant notre première rencontre, en faisant ainsi presque une inévitable allusion à une robe de prisonnier et en rajoutant avec un sourire moitié-maternel, moitié-esclavagiste : « Voici pour le premier temps, tant que tu n’as pas encore ton propre uniforme ».

Même dans la brume de l’incertitude et de la bizarrerie où des visages n’appartient pleinement à personnes et des sons précèdent parfois leurs échos, dans ce flou ouaté, dont constituent en majeure partie les impressions du monde en enfance, toujours flottant dans la faible gravité de mon âge insouciant, j’ai soudainement ressenti avec clarté la souffle glaciale de l’injustice, la présence gênante de quelqu’un d’autre qui avait sans ménagement percuté ma petite bulle pour m’exposer directement à ce qui était la supériorité humaine.

Quand je me rappelle mes expériences de cette époque, les souvenirs qui me ravissent le plus ne sont pas ceux d’entraînements, de compétitions, de l’odeur caractéristique du vestiaire ou du son de corps tombant sur le tatami ; pas non plus ceux de la lumière fanée des soirées d’hiver que je traversais en me traînant lentement vers le club, essayant d’éloigner le plus possible le moment où je devrais mettre ma main sur la poignée de la porte d’entrée et la pousser avec mon épaule, rentrant dans l’atmosphère mélangée de l’humidité du sous-sol, de la sueur et de caoutchouc, toujours couronnée par une note évanescente d’eau de toilette qu’utilisait quelqu’un d’anciens et qui noyait dans l’océan de teen spirit — tous ces détails, parmi des milliers d’autres, surgissent, bien sûr, dans ma conscience, mais ceux qui me sont les plus chers et qui apportent invariablement le sourire sur mes lèvres sont liés aux autres moments : les moments que j’avais passés en séchant les entraînements.

En fait, ce n’étaient pas du tout des moments, mais plutôt des heures — des soirées entières passées en se baladant autour de la ville, le long de rues, ensoleillées et chaudes en été, couvertes d’une mosaïque de feuilles diaprées en automne et gelées, vides et sombres en hiver. Les fenêtres d’appartements d’où coulait l’omniprésente lumière jaune et concentrée, venant d’une cuisine, de chambres, de repas familiaux autour de grandes tables, de la douceur de la vie harmonieuse avec des pères aimants et des enfants bien élevés. Les portes des bâtiments, certaines fermées, d’autres — grand ouvertes, les plaques de rues et numéros d’immeubles qui me disaient unanimement, nous sommes désolées, pardon, petit, mais ce n’est pas ici que se trouve ta maison, pardon, mais on ne te reconnait pas, ton code est incorrect, ton visage est inconnu, tu n’es pas d’ici, dégage, dégage—

C’étaient toutes les petites vies, peuplées chacune de ses propres personnages, chacune possédant son propre cycle que j’avais vécu à chaque fois dès le début jusqu’à la fin, tous les deux jours, à 19 h, — jusqu’au moment où mes parents avaient découvert le mensonge, et toute la structure fine, tout le mécanisme précis et soigneusement géré s’était effondré en un instant dans les flammes et les fumées de la colère et de l’angoisse aveugles, éjectées par la collision de deux mondes qui n’avaient aucune compréhension l’un pour l’autre.

Après avoir passé presque une heure (qui me paraissait une éternité) en me rôdant en ville et en faisant les cercles autour des quartiers, parfois même en m’approchant dangereusement (et pas sans un certain plaisir pervers) du bâtiment où se trouvait le club et où mes camarades en ce moment-là subissaient la violence du milieu machiste (et mes ennemis en tiraient son plaisir, bien sûr, beaucoup plus pervers que le mien), j’ai finalement décidé que c’était assez. Ça devrait suffire, me suis-je dit, pour convaincre mes parents que j’ai bien été présent à l’entraînement et que j’ai bien fait mon quota de l’activité physique, ainsi que de l’intégration dans la société rugueuse qui m’attendait, croyaient-ils, plus tard dans la vie et dont le petit et encore assez bénin modèle offrait le petit espace au sous-sol.

Alors, me suis-je rassuré, c’est bon, ça y est, ça suffit, je vais justement dire qu’on nous a laissé partir plus tôt parce que la semaine prochaine, il y aura un tournoi, et il faut quand même donner congé aux gamins, car ils doivent bien se reposer, n’est-ce pas ? Une chose similaire, en fait, s’était déjà produit une fois — ce qui, à mes yeux, était plus que suffisant pour y voir un truc tout à fait banal et l’utiliser comme une explication impeccable. En apprenant à me débrouiller dans la vie adulte, j’apprenais également les principes de mensonge, le plus important parmi eux disant qu’il faut toujours le baser sur quelque chose de vrai et de bien connu. Mais, comme tous les apprentis impatients, je me dépêchais un peu pour appliquer ce que je venais d’apprendre, en interprétant la théorie de façon trop naïve et hâtive.

Quoi que ce soit, j’ai fait un dernier tour en passant une énième fois par le paysage de la soirée urbaine qui, malgré son agréable apparence et sa douceur, commençait à m’ennuyer, et je me suis dirigé vers la maison. J’ai mis la clé dans la serrure, en produisant de l’autre côté le son caractéristique et absolument unique qui, à son tour, toujours provoquait la sensation bien particulière, qu’on ne pouvait jamais confondre avec autre chose — la sensation de quelqu’un ayant la clé de ton appartement, pénétrant dans ton appartement au moment où tu t’y trouves, espérant que cette personne va arriver d’une minute à l’autre — ce sentiment de résolution, de dévoilement, d’achèvement, de la culmination d’une attente qui est devenu presque insoutenable. Ce sentiment-ci se produisait dans les esprits de membres de ma famille qui étaient en ce moment à l’intérieur, assis autour de la table dans la cuisine, avec le son de la télé faisant une ambiance assourdie de la scène, leurs visages tendus et comme cireux, rendus exagérément nets par la lumière de l’ampoule dans un abat-jour plastique couvert d’une fine couche de la poussière du jour.

Ils buvaient du thé, ils se parlaient à voix basse, comme si par crainte de manquer le son de la clé qu’on insère dans la serrure, ce son, qui était si important dans la vie de ma famille, qui en même temps faisait peur et donnait l’espoir, jouait le rôle d’un signal d’alarme et, plus rarement, annonçait une grande joie. Mes parents ont brusquement cessé de parler, ils ont sauté de leurs chaises, et, en haussant les voix et en poussant les cris de plus en plus fâcheux et menaçants qui se transformaient en hurlements à mesure qu’ils se rapprochaient de la porte de l’intérieur, ils se sont précipités dans l’antichambre, impatients de me faire entrer et de m’accabler des preuves de mon épouvantable, scandaleux mensonge qu’on ne pouvait pas attendre d’un si bon gamin qu’on croyait bien élevé.

Et juste au moment où la poignée de porte s’était mise à tourner sous ma petite main, mue par quelqu’un beaucoup plus fort, plus fâché et incomparablement mieux adapté à la vie rugueuse d’adultes que moi, baladeur insouciant, affaibli par le manque d’activité physique et d’esprit de compétition, au moment où la porte entière a commencé à trembler et vibrer de désir de s’ouvrir et de m’engloutir avec sa langue râpeuse qui ne pouvait plus se camoufler en joli tapis d’entrée, quand une fente étroite de la lumière huileuse et estompée par la fumée des cigarettes s’est dessinée, avec les sombres silhouettes, vastes et périlleuses, que je pouvais deviner là-dedans, et les hurlements avaient pris le ton triomphant et pressentant la proie facile, au lieu de lâcher ma main et de me jeter dans le gouffre qui s’ouvrait devant mon corps pétrifié par l’horreur, tout d’un coup, comme en découvrant une nouvelle façon de respirer par la bouche ou de voir une autre dimension sur une des images ambiguës de M. C. Escher, j’ai découvert une capacité de faire ça : « Clic-clac ». Et, avant même de l’appliquer, je me suis réveillé dans mon appartement spacieux, austèrement meublé et plein de la lumière naturelle du matin de novembre, avec les petits grains de poussière témoignant d’un léger excès de flemmardise, suspendues dans les rayons d’une étoile adolescente, dans le quartier calme près du centre de la galaxie. Clic-clac, me suis-je dit. J’ai séché le judo. Et, franchement, Jigorō Kanō, j’ai adoré ça.

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