Les kiosques

Mon enfance était parsemée de petits objets brillants qu’on appelait « palatka » en russe, ou, si l’on veut utiliser le langage plus précis, les petits kiosques spontanément organisés. Ils étaient nombreux — ou plutôt innombrables, — dispersés sur des collines et sur des plaines, aux coins de petites ruelles et aux croisées d’énormes autoroutes où grondaient les interminables files de camions de plus en plus lourds de la fin de millénaire. Ils étaient en même temps un fléau qui défigurait le beau visage de centre-ville et qu’il fallait apprendre à ignorer pour pouvoir toujours profiter de l’héritage culturel — tout comme on apprend à ignorer les câbles électriques — et, paradoxalement, ils étaient aussi les seuls points de repère, les tâches éparses de la lumière frémissante, éclaboussées sur les alluvions de grandes rivières de noirceur, où se trouvaient les petites villes et les villages hâtivement nommés, peuplés majoritairement par des représentants de la génération de baby-boomers et leurs enfants, suspendus en apesanteur identitaire et — parfois — alimentaire.

Ces kiosques pouvaient être érigés dans l’espace de quelques jours par quelques hommes musclés et mal rasés, souvent sous la coordination d’une femme avec un visage occupé, les cheveux bouclés et teints d’une couleur presque acide, comme si cela avait été fait à contre-cœur, juste pour respecter le code vestimentaire de l’époque ; elle pouvait également porter un petit sac-à-main, d’où elle tirait toutes les quinze minutes un paquet de cigarettes pour allumer encore une longue paille blanche avec l’odeur mélangée de la menthe et du papier brulé, en utilisant son briquet transparent dont le niveau de carburant indiquait, parmi d’autres choses, par pure coïncidence et sans qu’elle ne le sût, le temps qu’il restait encore pour le capitalisme sauvage sur cette terre.

On tentait de construire ces petits kiosques près de grandes accumulations de vie — les nouveaux quartiers d’immeuble fraîchement édifiés, où les nouvelles familles venait de s’installer, la station de train où les pères et les mères de ces familles commençaient à faire son trajet chaque jour à partir de lundi, pour rattraper le train et aller jusqu’à la capitale, où il y avait du boulot, qui, à son tour, si l’on enlève toutes les formalités, consistait en une vente de son temps et de sa dignité pour un peu de papier crasseux qu’on pouvait plus tard échanger pour les barres de chocolat et les cubes de bouillon avec le goût identique au naturel. Les kiosques se trouvaient également près des écoles — elles aussi toutes nouvelles, pas encore suffisamment aérées pour les complètement débarrasser de l’odeur de la peinture, du bitume et d’échos des dialogues entre les ouvriers — brefs, bruts, grossiers et souvent interrompus par un éclat de rire salubre, bas et rauque, retentissant entre les murs nus d’une sombre construction en béton, éclairée par quelques lampes de fortune.

Bien sûr, réfléchissaient les propriétaires de kiosques, les enfants de familles de nouveaux-arrivants (dont je faisais partie), allaient posséder quelque argent de poche. Aussi désespérée que la situation financière et politique pût paraître, leurs parents allaient faire un effort pour leur donner le sentiment — soit très élusive et faible, mais néanmoins réel — d’être le maître de son destin, de pouvoir se permettre les petites friandises, n’est-ce pas ? Alors, que feraient-ils avec cet argent, les pauvres enfants maigres et affamés des années 90, qui n’avaient vu un Snickers que très brièvement dans une pub sur une cassette vidéo, enregistrée par hasard et joué sur le magnétoscope chez un ami riche ? Qui n’avaient goûté du Coca-Cola que des mains du même ami, qui leur avait généreusement permis de faire un seul (juste un seul !) gorge ? Ces enfants, qui ne mâchaient du gum que dans leurs rêves, ils feraient quoi ?

Eh bien oui, concluaient les propriétaires de kiosques, ces enfants vont apporter cet argent à nous. Chaque jour, chaque soir, à l’aube avant l’école, en nous demandant « un Snickers, s’il vous plaît », « un Cola, s’il vous plaît » et en nous tenant le billet de banque, tressaillant et pâle, avec leurs petits doigts de même qualité, brièvement retirés des gants ; à l’après midi, juste après le dernier cours, souriants et pleins de joie et d’anticipation, leurs joues rougies et leurs yeux embruinées par les premières touches du désir de consommation : « Un Snickers, s’il vous plaît, merci ! », parfois dans la soirée pendant une de leurs longues promenades avec des copains, ils vont farouchement regarder autour de soi, pour vérifier qu’il n’y a pas de hooligans à proximité et puis, très vite et presque indiscernable : « Une ” Love Is… “, s’il vous plaît ! ».

Les kiosques faisaient partie de paysage des cités postsoviétiques qui avaient sauté dans la réalité suite à la chute de l’URSS, apparaissant sur les cartes de plusieurs régions de pays après des décennies d’existence secrète sous les drôles de noms de code constituant normalement d’un nom d’une commune voisine et d’un chiffre. Les petits abris en métalloplastique et bardage de toutes formes et tailles, ils possédaient chacun une plaque avec son propre nom d’entreprise — certains tentaient de trouver quelque chose d’original, mais la majorité suivaient le modèle plus simple et sûr : le nom de famille du propriétaire suivi par « entrepreneur individuel ». Au-dessous de la plaque, souvent couvert par une grille — pour contrer le vandalisme (dans la plupart de cas, en vain) — entouré d’innombrables lots de produits alimentaires (FACTICES, disait l’affichage sur la vitre), se trouvait un trou — ou, si l’on a besoin d’un terme moins aberrant, un petit guichet où il fallait frapper avec ses doigts, en produisant son signal unique : soit un nerveux roulement de tambour, soit quelques coups moitié-respectueux, moitié-impatients, soit un seul coup, distinct et périlleux, qui ne pouvait appartenir qu’au chef venu ramasser le profit du jour, soit un, puis deux, puis trois coups, l’un à chaque fois plus timide et affolé que le précédent, comme si demandant : « Salut… Quelqu’un… Vivant ?… » devant la porte d’un navire spatial écrasé sur la surface d’une planète inconnue — c’était bien moi.

Je retournais de l’école et j’avais encore quelques sous dans ma poche. Je n’étais pas sûr, mais je croyais que ça devait suffire pour m’acheter quelque chose. Pas une barre de chocolat, mais peut-être un petit gâteau ? Une brioche sucrée, saupoudrée de noisettes broyées et maculée d’une blême tâche du crème — légèrement racornie et couverte de fissures qui se sont multipliés pendant les derniers jours, mais toujours gardant le souvenir de sa brillance initiale dont elle a été doté à la sortie de la boulangerie il y a justement quelques semaines et qu’on pouvait toujours deviner en la regardant de plus près. Elle était seule de son genre sur la vitrine, entourée de son cortège royal de miettes, petites et moyennes, vêtue de son magnifique auréole de polyéthylène et enclose dans la virginité de vacuum, qui contenait, qui sait, peut-être, quelques photons de beau soleil, de bonheur et de la compassion provenant d’un endroit lointain où elle avait été une fois emballée.

J’ai frappé trois fois — mon signal habituel dont la vulnérabilité et la faiblesse m’étaient tout à fait évidentes, mais que je n’osais pas changer par crainte que la petite fenêtre ne va plus s’ouvrir en réponse. Cette fois, ça a bien fonctionné : la main pulpeuse, avec une peau rougie et gaufrée, comme si la personne à laquelle elle appartenait s’était adaptée à un environnement hostile en développant une physiologie particulière, a fait son apparition dans l’ombre floué du kiosque et puis a ouvert une petite fente, en tenant prudemment à la poignée — juste assez pour me dire — ou plutôt jeter : « Parlez » et m’envelopper de l’air chaud et riche d’odeurs de toute la bouffe du monde qui était si délicieux qu’il me semblait presque dangereux de l’aspirer sans avoir encore rien payé.

— J’aimerais bien la… cette petite brioche là-bas, par là, vous voyez, la dernière, entre les chocolats et… essayais-je de localiser l’objet de mes désirs pour assouplir le dieu d’abondance en lui donnant les directions les plus précises que possible et en lui facilitant le travail pour qu’il ne se fâchât trop à cause de cette intervention inattendue…

— 100 roubles, m’a coupé la parole la voix monotone et crispée, dont le ton tenait au silence tout comme la main rougeâtre tenait à la poignée du guichet, prête à tout instant de la lâcher et rompre tout contact avec le monde extérieur sans aucune hésitation et sans remords.

— Bien sûr, bien sûr, ai-je murmuré, en glissant ma main dans la poche et en réalisant tout de suite, avec le froid dans le dos, que les moyens dont je disposais ne faisaient que la moitié de cette somme.

J’ai commencé à tirer l’argent de ma poche, lentement et doucement, comme en remontant un bathyscaphe des profondeurs de l’océan pour ne pas causer le changement brusque de pression, et en même temps les mots, pas toujours formés en phrase, pas même assemblés des sons et non plus sculptés par ma langue, se sont mises à monter vers mes cordes vocales qui pouvait à peine bouger dans ce froid éternel sévissant sur l’ensemble de la vaste territoire où je me trouvais. J’effectuais mes mouvements à une vitesse proche d’immobilité, cadre après cadre, en super slow motion, perdu au beau milieu d’un champ de neige, surveillé par quelques réverbères myopes et cloué à un étal de marché, le seul symbole de la vie carbonée et de la civilisation intelligente que je connais dans cette vaste et impénétrable nuit spatiale.

Je flottais dans le vide, en essayant de ne pas perdre de vue mon seul repère, la fenêtre jaune du kiosque, au-dessus de laquelle je voyais la plaque avec le nom de l’entreprise : « Entrepreneur individuel— », suivi par le nom de famille que je ne pouvais plus lire, car la source de lumière a commencé à s’amincir, et la fente étroite, dans laquelle il fallait glisser son argent en échange de produits alimentaires et d’autres biens, s’est mise à glisser à gauche pour se fermer définitivement faute de réponse pendant dix secondes après que la somme fut demandée. Je m’agrippais de toute ma force au bord de cette ouverture disparaissante, à travers laquelle j’apercevais les mouvements inquiets des tentacules et les rétractions des multiples bouches dont les faibles reflets je pouvais discerner dans l’obscurité de ce navire étrange qui se préparait à partir en me coupant violemment l’arrivée d’oxygène.

J’ai fait un dernier effort en baissant ma tête et en jetant le regard droit dans l’intérieur du kiosque — ce qui était strictement interdit par la loi non écrite (« Jamais baisser sa tête pour regarder le vendeur dans les yeux, afin de ne pas briser son anonymat et, en faisant ça, mettre en péril toute la nature sacramentelle de ce rituel »), — et là, j’ai vu, juste quelques instants éclatants, le visage effaré et livide, un peu surpris et teinté d’une grimace de révulsion, ponctué de plusieurs paires d’yeux et d’un semblant de bouche au centre, souligné d’un rouge de lèvres. La créature me regardait silencieusement et sans aucun mouvement, comme pétrifié par l’horreur et l’audace d’un individu d’espèce qu’elle croyait complètement privée de conscience. J’ai ouvert ma main, laissant les pièces de monnaie flotter dans l’apesanteur et entrer librement dans le kiosque par son hublot, toujours moitié ouverte, puis dans un petit gobelet en plastique qui faisait office de caisse.

— C’est tout ce que j’ai, ai-je dit, puis j’ai rajouté, sans bonne raison :

— J’ai oublié le reste à la maison.

La créature continuait à m’observer, l’expression de son visage (au moins selon ce que je pouvais en deviner) passant de celle d’effroi à celle de la curiosité et ensuite d’une espèce de compatissance. Apparemment, pendant cette scène muette, je n’avais pas remarqué que la troisième bras du vendeur (tout comme je n’avais pas remarqué le fait qu’il avait plus de deux mains) s’était tenu jusqu’à la vitrine et était déjà revenu en apportant la brioche, elle, toujours emballée dans son brillant sac en plastique et m’hypnotisant avec sa croûte sucrée.

— Pas de soucis, mon petit, m-a-dit la figure bizarre, en se transformant brièvement en une femme avec des cheveux bouclés et une petite bouche au centre du visage fiévreusement maquillé, comme à cause d’un effort excessive de se faire passer pour un être humain de l’époque actuelle.

— C’est bon, tu peux ramener le reste plus tard, a-t-elle rajouté en me donnant la brioche, puis instantanément claquant le guichet en coupant le flux d’air terrestre qui avait probablement déjà causé des dommages irréparables à son écosystème artificiel.

J’ai repris la pesanteur et je me suis mis à marcher. La journée s’annonçait très douce et ensoleillée, les bouffées du vent chaud me caressaient le visage et jouaient avec mes cheveux. J’ai mis les mains dans les poches et j’ai dirigé mes pas le long d’une ruelle, choisissant la direction au hasard. J’aspirais les effluves de la terre humide, depuis peu libérée de la neige, les odeurs de l’essence, des feuilles brulées, d’asphalte et des différents parfums qui flottaient autour de moi, dépersonnalisées et privées de leurs noms de marque, dans l’air caractéristique du printemps urbain. Mes doigts ont senti quelque chose au fond de la poche — quelque chose de dur et froid, qui, je le savais déjà, n’appartenait pas a ce monde. J’ai commencé à tirer ma main des profondeurs de jean, et, même avant d’exposer ma trouvaille à la radiation destructrice du soleil, j’ai dit à voix basse, pour que personne ne me prît pour un fou :

— Voici le reste, merci !

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