Ça m’est arrivé déjà au moins deux fois : j’étais en train de scroller sans but dans la bibliothèque de photos sur mon iPhone (ou, peut-être, avec un but existentiel de décider quoi supprimer pour libérer de l’espace) et, en voyant une capture d’écran que j’avais prise quand je regardais un documentaire sur le sujet d’histoire ancienne, j’ai, avec un décalage de quelques millisecondes, effectué deux actions presque inconscientes et entièrement dépourvues de sens pour un observateur impartial : j’ai appuyé impatiemment avec mon pouce sur l’écran, puis je me suis dit en roulant les yeux : « Mais voyons, ce n’est pas une live, alors ! ». Aussi bizarre (et embarrassant) que cela puisse paraître, ça m’a fait penser à une start-up que j’aurais immédiatement lancé et que j’aurais deux ans plus tard vendu à Meta pour quelque millions en me garantissant la vie sans soucis, si seulement je possédais une infime semblance de ce qu’on appelle souvent « l’esprit d’entrepreneur ».
Bref, je les aurais tous ramenés à la vie. Les rois du Moyen Âge. Les légendes de la guerre de Cent Ans. Les auteurs des Lumières. Les génies du progrès industriel. Les figures clés de l’histoire. Toutes ces personnes qui ont vraiment vécu, ont véritablement respiré le mélange d’oxygène et d’azote, qui soulevaient les panaches de poussière en se traînant le long des chemins non goudronnés, plissaient leurs yeux en regardant le soleil de plomb et en se demandant, comment ça se passe là, dans le futur. Tous ses personnages qui se sont peu à peu asséchés, pétrifiés et rétrécis jusqu’à ce qu’il ne restât d’eux que quelques artéfacts suffisamment compacts pour glisser dans les recherches Google : « napoléon vidéo », « louis xiv photo », « ancien rome webcam » qu’on trouve parfois dans les suggestions.
Je m’imagine une IA qui va analyser un énorme nombre de vidéos de gens qui reprennent leur gesticulation habituelle et l’expression de visage normale après avoir posé pour une photo dans un studio et, grâce à cette base de données, va transformer les anciens daguerréotypes et les portraits de personnages historiques en photos live qu’on a aujourd’hui sur les téléphones portables. Nikola Tesla va commencer à se lever de sa chaise face au photographe, qui se sera mis à démonter scrupuleusement son appareil, et, juste pour vérifier si c’est déjà terminé et on peut aller, il va demander nerveusement, avec sa voix un peu tremblante et perdue dans l’ambiance de son laboratoire où il reçoit les visiteurs de la part de Century Magazine : « Est-ce … C’est bon ? Vous avez fini ? » Et on va peut-être entendre la réponse du photographe, coupée à la troisième seconde : « Bien sûr, monsieur Tes— ».
Louis XIV va relâcher ses épaules et dégourdir ses mains en faisant quelques drôles de gestes (exécutés, cependant, toujours avec une élégance bien royale). Il va traverser la chambre — spacieuse, éclairée, pleine de la lumière encore non polluée de la Renaissance et de l’air frais de début d’automne dont la température n’a pas été adoucie par le chauffage central. Il va se diriger lentement vers la fenêtre qui donne sur le jardin, tout rectiligne et bien conforme à sa vision d’ordre, et, en touchant les rideaux sans vraiment changer leur position, il va dire, en s’adressant au peintre, dont la respiration et le crépitement du crayon qui essaie de capter le plus possible de la personne du Roi Soleil seraient également audibles en arrière-plan : « On pourra faire plus tard un autre fond ? Genre, les appartements hyper luxe, non ? Et, comme, j’ai un plan de Versailles dans ma ma— »
Napoléon le Ier va acculer son cheval et saisir le frein avec les deux mains, poussant un cri d’excitation, tout comme un jeune skateboarder après avoir finalement exécuté sans fautes un trick particulièrement compliqué devant son ami qui documente tout avec sa caméra Super 8. « Tu l’as ? Tu l’as ?! » — va-t-il crier, ses joues rouges d’effort, les cheveux en bataille, les yeux de braise, les mains tremblantes à cause de l’énorme tension qu’il lui a fallu pour contrôler son animal. « Oui, Votre Majesté Impériale » — entendra-t-il la voix du peintre, masquée par de forts souffles du vent alpin. « C’était parfait, putain, je l’ai, enfin ! YEAH ! » — continuera le monarque, en descendant du cheval. « Écoute, je voulais justement demander, est-ce que tu pourrais rajouter un truc sur mes épaules, comment s’appelle-il, mince, tu sais, le truc qui flotte dans l’air, euh, comme chez les patriciens Romains, hein ? Histoire d’avoir un peu l’air épique, tu vois, comme, je suis Jules Cés— »
L’armée de Charles VI va reprendre son pas, lourd et monotone, en s’approchant des portes de Paris avec le roi lui-même à la tête de la colonne. Le son de cliquetis d’armures va craquer et grésiller dans les petits haut-parleurs de l’iPhone, en rappelant justement combien c’était fort, et en se mêlant peu à peu avec l’ambiance de la nature médiévale, le froufrou de feuilletage et le gazouillement d’oiseaux, invisiblement présents dans le bleu de collines sur l’horizon. Un des chevaliers, en passant près de caméra, va y jeter un regard hautement angoissé et plein de mépris, en grognant : « Qu’est-ce que tu fous toé là, arrête de fil— »
La tête de Marie-Antoinette va reprendre sa chute, le cœur de Hugues le Despenser va continuer à pousser les jets du sang du haut du mur en direction de la foule de spectateurs, dont les visages vont également s’animer pour un tout petit instant, passant par toutes les émotions liées à l’exécution : celle de l’anticipation, celle de la satisfaction, puis du choc, d’effroi et de dégout — un spectre qu’on ne sait toujours pas exprimer d’une manière succincte et précise comme dans la phrase moderne : « How do I unsee it ? ».
Les bouts des lèvres de Henri V vont se monter d’un millimètre, suite aux derniers mots de la remarque coupée : « Veuillez faire une expression juuuste un peu plus amicale, Votre Majesté, voilà, parfait, merc— », tout en gardant la tristesse innée, la main de Bonaparte va se glisser maladroitement entre les boutons de sa veste, comme si en demandant : « Comme ça ? Purée, chéplu— », les doigts d’innombrables aristocrates, dispersés dans le temps et dans l’espace sur les plaines et les pentes des siècles entre l’Antiquité et la Renaissance, vont s’intriquer, s’enchevêtrer, se courber et de nouveau figer dans les positions tout sauf naturelles, en attendant les meilleures époques et les autres peintres qui finalement maîtriseront de nouveau la tâche de dessiner les mains.
Les plis de la toge de Jules César vont s’épanouir autour de son cou, assouplissant les contours de son visage tendu et crispé, les cheveux bouclés de Zeus vont se remuer encore une fois, agités par les douces coulées d’air méditerranéen, les lèvres de la reine Néfertiti vont former un petit sourire, sans montrer les dents, sans même atteindre le point où l’on pourrait dire avec certitude qu’on a bien vu un sourire, donnant seulement ce qui est important de conserver pour les générations à venir, tout en tenant compte de possibles changements d’habitudes et de codes sociales, d’évolution de langues et de la nasalisation de voyelles, ainsi que du durcissement des hommes et de la libération de femmes plus tard, beaucoup plus tard dans le futur, là où s’en va le soleil éternel, là où coule la boule fondue de lumière, la sphère d’ambre, percée par le sommet d’une pyramide vêtue encore de ses plaques de calcaire blanc, à la fois éblouissantes et magnétisantes — appuyer sur « Enregistrer » et, 4 millénaires plus tard, sous le pouce d’un mec solitaire, s’embêtant un samedi soir dans son appart dans une ville à l’Est de l’Allemagne, soudainement prendre vie et, pendant un tout petit instant que permet la photo live, sachant que ni temps, ni mots, ni gestes ne suffiront jamais pas pour exprimer ce qu’on aimerait bien se dire, lui donner un presque indiscernable clin d’œil et puis se figer de nouveau, comme si de rien n’était, en évoquant une phrase aussi que bizarre que le contexte dans lequel elle est pertinente : « Ah, merde, c’est pas live—»