L’image chaude et tremblante, pleine de reflets et de moiteur, avec les surfaces glissantes et les flashs du soleil dans les petites flaques qui tâchent la surface brunâtre de la route, déjà visible sous les dernières couches de la sale neige de mi-avril. Je tourne ma tête et je suis avec mes yeux un avion qui croise le dôme au-dessus de moi. Son fuselage brillant, ses ailes fragiles tremblant dans l’air froid, il effectue un long saut d’un bâtiment à l’autre, tous les deux composés de briques d’apparence spongieuse et ornés de fenêtres de formes plutôt irrégulières, devant lesquelles se cachent les volumes, les objets, les personnes et l’omniprésente immobilité.
Je me dirige le long d’un petit ruisseau d’eau de fonte qui a commencé à s’accumuler au fond de sinueuses ornières dans la glace, creusées par des centaines de roues de voitures qui suivaient toujours le même trajet pendant les longues matinées et les également longues soirées d’hiver, indiscernables les unes des autres. Mon petit bateau en papier que j’ai construit lors du dernier cours à l’école en regardant par la fenêtre de la classe, se balance sur les vagues de la puissante et profonde rivière de Styx, dont le rôle joue le boueux courant qui emporte encore plein d’autres petits objets : les éclats de bois, les morceaux de journaux, les emballages décolorés et des déchets non identifiables, à moitié désintégrés sous la neige, honteusement cachés par l’hiver et maintenant dévoilés dans toute leur gloire printanière. Je le suis. Je fixe mes yeux sur un petit pixel, et je commence à tourner autour, en ramassant sur la bande magnétique de ma conscience, que j’avais par pur hasard mise en marche, tout ce que ma perception peut saisir.
Le balcon austère de l’immeuble à côté, les carreaux sur le mur, mal arrangés et par endroits brisés, le mouvement de petits cheveux blancs sur la poitrine d’un homme en maillot qui fume en s’appuyant sur le parapet. Sa silhouette, qui s’entremêle avec celle de la paire de ski dont le temps est définitivement passé et celle du frigo qui ne fait plus de bruit ; le mouvement de son bras qui porte encore une taffe vers ses lèvres déjà arrondies afin de la recevoir et qui traverse l’azur pâle du ciel au même instant où la figure de l’avion, métallique et brillante, tremblant dans la vague de chaleur émanée du bout de cigarette, le traverse aussi, dans sa couche d’air 10,000 mètres plus haut. La bouffée de vent qui remue de nouveau ses cheveux et emporte les petites tranches de cendre, les éparpillant à travers le paysage.
Le soleil poursuit son mouvement, il grossit, se fait gigantesque, il tente à se glisser dans une étroite fente entre deux immeubles enlacés l’un à l’autre par des câbles électriques et des antennes de télévision et capitonnées avec de pâteux nuages. Le soleil pousse, odieux, la fente s’approfondit, les nuages s’étirent comme une gomme, devenant jaunes, puis oranges, puis rouges de tension, avant de finalement se briser en deux et de partir chacun à son propre façade, dont les fenêtres erratiques et briques malformées s’imbibent de leur couleur mûre et foncée. Le ciel commence à se geler, la fine croûte de glace se dessine de nouveau sur la surface du petit ruisseau et mon bateau se ralentit peu à peu en se heurtant à différents petits obstacles, le trouvant de plus en plus improbable de venir jusqu’au son port de destination.
Je traîne encore un peu en direction d’une grande masse orange qui s’aplatit sur l’horizon sous le poids du vaste corps de la nuit cristalline, se distribuant de façon la plus égale possible sur la ligne hérissée de toits de bâtiments des villes lointaines, de grues de construction, de tours de télévision et de cimes d’arbres pointues, toutes collées dans une bande bleuâtre à l’arrière-plan néo-médiéval. Puis je m’arrête, en remarquant les longues stalactites, claires et transparentes, qui commencent à se former sur les façades d’identiques immeubles devant moi, de moins en moins discernables l’un de l’autre et ayant l’air de plus en plus schématique, superposés contre l’affaiblissante lumière du soleil polaire. Je vois toujours mon bateau, pris dans la glace et presque complètement gelé, et je ressens une bouffée du vent arctique particulièrement violente, me signalant que je viens d’arriver à l’autre extrémité du monde, à la fin d’enregistrement, au bout de la Terre, au bord du périmètre autorisé, et, avant d’obtempérer aux règles du jeu, avec un geste en même temps désespéré et inventif, qui, pourtant, ne rentre pas en conflit avec les lois naturelles, je tire ma main pour récupérer mon petit bateau, puis je respire et j’enlève le casque.