La salle de contrôle de la mission « Artemis I » d’où l’on coordonnait le retour symbolique de l’humanité vers la Lune. Une grande pièce divisée en quelques sections par de bizarres constructions en verre et en acier ressemblant aux bulles et aux dômes artificiels que les multinationales de futur bâtiront une centaine d’années plus tard sur la surface lunaire autour de frêles habitations de premières villes où ses premiers citoyens seront nés, feront leurs premiers pas, vivront leurs premiers jours à l’école, commenceront leur premier boulot, iront pour la première fois à la gym et auront leur premier baiser.
La salle grise comme la Lune, anguleuse comme les formes des voitures américaines des années 60, meublée des tables brunes vernies évoquant les images des bureaux des grandes entreprises de la même époque, où flottaient autrefois dans les bokeh de Technicolor les silhouettes floues des vestes strictes et des jupes humbles, délavées par le brouillard granuleux de la fumée des cigarettes qui oscillaient dans les mains sûres et rugueuses des hommes puissants et riches occupant les hautes postes.
Les murs lisses et stériles comme la surface des plus profonds cratères, les lieux de travail équipés chacun de plusieurs moniteurs, les moniteurs bleus comme l’eau gelée au fond des grands canyons, les gens, les uns debout, les autres assis, les yeux cloués aux écrans où défilent les données du vol, les lignes et les colonnes, les têtes noires et blondes, froissées et bouleversées, les cheveux ébouriffés, les chemises rentrées dans les pantalons au début de cette longue journée, mais qui en sortent lentement à cause de plusieurs facteurs, parmi lesquels l’agitation, la tension, la haute pression, le temps qui coule, le vide qui bée, la Terre qui tourne, l’histoire qui s’enroule sur la bobine d’un grand magnétoscope, on dirait vintage, mais qui marche, qui rempli sa fonction, pendant que les doigts d’Herbie Hancock voltigent légèrement au-dessus des touches quand il joue, tout comme dans les années 60, l’interprétation jazz de « Star Spangled Banner ».
La fusée d’Artemis avance, elle fait de son mieux, elle monte dans le ciel nocturne, laissant derrière soi la panache de feu, de la fumée, de l’extrême chaleur, de l’extrême droite, d’expatriés, des empois volés, des réfugiés mêlés, des frappes aériennes, der tirs de missiles, des dissidents, des déserteurs, des terroristes, des caricaturistes, des gens qui crient, des gens muets, des cœurs qui brûlent, des cœurs en arrêt.
Elle va en haut, la fusée, plus haut que les nuages, plus haut que les avions, plus haut que tout ce que nous avions, toi et moi, jamais connu en tant que notre monde, plus haut encore, si haut que le haut devient loin et la Terre se transforme en une tache bleue floue, mouillée et pâle, rongée par l’obscurité, comme si évanescent, se diluant, se fondant avec le vide. Les vitres de la salle de contrôle s’embuent, on dirait qu’il pleut dehors, mais non, le ciel et clair, la nuit est douce, l’ennui profond, la solitude intacte, la voix au centre de contrôle annonce, tous les moteurs sont en marche, le vol va comme prévu, la situation est nominale, on applaudit, on jette une poignée d’arachides dans la bouche, on change d’onglet, on consulte les messages, on dit ça y est, on lit hell yeah ça bouge, l’histoire se bouge, la Lune se bouge, elle longe la courbature creusée par le réel dans le néant, elle obtempère à la nature, la Lune avance, la Terre avance, avance Artemis.
La salle grise avec les murs lisses et austères, grise comme la Lune, lisse comme l’espace, vide comme le vide, tachée des vestes et des chemises, éclaboussée de brouhaha et des soupirs, la grosse bulle d’air soutenue par des poutrelles en acier, les cheveux qui se mêlent, les muscles qui se contractent, les grands mots qui collent négligemment aux lèvres d’une femme souriante et ravie qui dit
C’est vous l’équipe
C’est vous qui avez fait l’histoire
Merci à vous
Elle avale la boule dans sa gorge
Il est évident que ce n’est pas facile pour elle de trouver les mots
Alors que les mots
Ils sont là quand même
Ils flottent dans l’air livide
Elle n’a que les happer
Elle happe l’air et elle dit la Lune
Puis elle dit Mars
Puis elle dit retour
Puis elle reprend son souffle et elle change en peu de registre
Elle regarde la salle, elle scrute les visages
Les murs lisses les tables brunes les chemises froissées des hommes ébouriffés
Les murs qui ressemblent à la Lune les hommes qui ressemblent aux fleurs
Bizarres qui poussent dans le sable qui se dressent
Envers le ciel noir sous un hémisphère en verre
Envers et contre tout
Les fenêtres de la salle s’embuent
On dirait qu’il pleut mais non le ciel est clair le noir est pur l’histoire est faite
On s’ennui on change encore d’onglet
Il n’y a plus de messages
La Lune avance
Les doigts d’Herbie Hancock s’atterrissent sur les touches
La nuit s’estompe
Le matin commence
Les eaux caribéennes chavirent le bateau
On tire
On tombe
On court
On s’échappe
On fait la demande d’asile
Tous les moteurs sont en marche
Las situation est nominale
La fusée d’Artemis s’enfonce dans le vide
En étirant la main des nations unies
Des nations divisées des nations seules
Nations abîmées nations soumises nations semi-omises
De la longue énumération de sous-espèces des singes
Dont les visages se sont tellement lissés
Qu’il est devenu possible pour eux de s’aimer
De se haïr de se massacrer
De s’émouvoir au cinéma d’une manière excessive
De s’enivrer sans en garder qu’un vague souvenir
Tout en tendant la main tremblante molle et lessive
Vers un index courbé de l’avenir